Dans sa note « Démographie en France : conséquences pour l’action publique », l’Institut Montaigne dresse un tableau des évolutions qui attendent la population française à l’horizon 2070. Son auteur, Bruno Tertrais, y affirme notamment que « seule l’immigration pourrait combler à court et moyen terme » le déclin démographique de notre pays. Pour l’historien Pierre Vermeren*, considérer le faible taux de fécondité comme inéluctable et l’immigration comme indispensable révèle une vision purement statistique du peuple français et une conception de la politique confinant à l’impuissance.
Or, explique-t-il, les pouvoirs publics ont un rôle à jouer, tant pour promouvoir une politique nataliste – sauf à transformer cette baisse de la population en opportunité ? – que pour contrôler l’immigration ou repenser notre modèle de croissance économique.
En conclusion de sa note consacrée à la démographie de la France, l’Institut Montaigne écrit : « La France s’apprête à connaître un déclin de sa population que seule l’immigration pourrait combler à court et moyen terme. » Et encore : « Dans les premières décennies du siècle, sa population ne croîtra sans doute que par l’immigration. (…) Celle-ci a atteint un niveau inédit en 2022. » Nihil novi sub sole. Sauf que cette « naturalisation » de l’immigration, présentée comme une nécessité objective et une fatalité (sens de l’histoire), est promise pour les cinquante ans à venir. L’étonnant manque d’imagination de la note Tertrais prolonge l’existant, renonçant à tout volontarisme politique.
Elle pointe l’inéluctabilité du vieillissement démographique ; la cohorte des baby-boomeurs en est la cause, jusqu’à son « extinction » vers 2060. Elle prévoit une stagnation démographique de la France d’ici 2070 en prolongeant les courbes : émigration annuelle nette de 100 000 Français (soit 5 millions en cinquante ans, non comptés leurs enfants, or ce sont des jeunes qui partent) ; stagnation des naissances par femme (1,8) ; et poursuite de l’immigration (+ 170 000 entrées nettes par an pendant cinquante ans, soit 8,5 millions de personnes, hors enfants). Du fait que la France compte selon l’Insee 19 millions d’habitants liés à l’immigration – sur trois générations -, la note annonce, comme l’a souligné dans ces colonnes le professeur Pierre Albertini, la mise en minorité du peuple historique français sur son sol vers 2070.
Mais, de cela, le rapport ne dit mot : il invisibilise les hommes et les femmes, ce que l’on appelait la population – voire le peuple chez Michelet -, ne traitant que de courbes, de flux, de pourcentages et de stocks. Du point de vue épistémologique, cette note est un chef-d’œuvre de l’économisme contemporain, qui a absorbé la démographie, cette « science des peuples » (démos), ravalés au rang de facteur de production parmi d’autres.
Cette mise à distance des hommes et femmes permet de discuter sereinement, sur la base de courbes produites par le COR et l’Insee, et d’interroger l’avenir, en croisant leurs basses, moyennes et hautes hypothèses de long terme. Une fois désactivée la pâte humaine, il est loisible de faire des calculs. Or ce peuple politique de citoyens est doté de traits culturels, linguistiques et anthropologiques, voire d’un horizon d’attente. Pourquoi la jeune génération de Français procrée de moins en moins par rapport à la précédente – le tournant eut lieu en 2010, n’était-ce le joker de Mayotte en 2012 ? Pourquoi un nombre inédit et croissant de jeunes Français, 200 000 par an dont seulement un sur deux reviendra, quitte ce pays ?
Un des mérites de la note est de rappeler – du fait même de ses commanditaires – que ce n’est pas Jean-Luc Mélenchon qui gouverne la France et fait sa politique migratoire, mais de grands « décideurs » économiques. Ceux-ci ont construit un modèle reposant sur un flux entrant de consommateurs et de travailleurs pauvres et peu qualifiés qu’ils veulent pérenniser. Si le rapport se félicite du nombre croissant d’étudiants étrangers dans l’apport migratoire, il occulte le fait que, pour l’essentiel, la France et ses études supérieures publiques gratuites n’attirent pas la crème des étudiants mondiaux, études de pointe exceptées. Le nombre ne fait pas la qualité.
La nouvelle économie française repose sur la consommation extensive de services à bas coûts, grande distribution ou téléphonie mobile, par exemple. Or leurs emplois sont des plus volatiles ; ils disparaissent par l’automatisation des caisses dans la grande distribution, ou par l’expatriation pour les seconds, via des centres d’appels au personnel si peu francophone. Jusqu’aux Trente Glorieuses, l’économie de production des biens (politique de l’offre) justifiait un filet migratoire de travailleurs producteurs. Or, depuis les années 1990, l’économie repose sur la consommation de masse de biens importés et services à bas coûts (demande subventionnée). La croissance résiduelle qui en résulte (moins de 1 % par an depuis quinze ans) est soutenue par l’entrée continue de consommateurs pauvres, nombreux, solvabilisés par les pouvoirs publics (allocations) ou de petits boulots. Plus les Français vieillissent ou partent, et moins ils font d’enfants, plus il faut accroître le flux migratoire entrant.
Jean-Luc Mélenchon se contente d’encourager les conséquences de l’immigration de masse (« De toute manière, on a déjà gagné », déclarait-il récemment à propos du métissage des Français). Mais s’il espère qu’une telle évolution s’accélère pour le porter au pouvoir, il n’en est pas le commanditaire. Cette note dévoile la vigueur des néolibéraux et de leurs relais, qui n’entendent pas renoncer au modèle économique basé sur la trilogie consommation de services à bas coût, endettement public et immigration de clients subventionnés. Le rapport n’évoque pas l’industrialisation, qui seule autorisera un rattrapage de long terme sur l’Allemagne (dont le PIB par habitant équivaut à 120 % du nôtre) et sur les États-Unis (180 %), afin de résoudre l’équation financière qui engourdit la France.
Le rapport insiste sur le triple défi représenté par l’endettement public, le financement des retraites et la protection sociale d’une population vieillissante. Contre ses préconisations, l’essentiel est pourtant moins la collection d’une masse de travailleurs pauvres et peu qualifiés que la formation d’une main-d’œuvre technique et scientifique de qualité pour accroître la productivité ; le présent rapport l’estime à + 1 % par an pour les cinquante ans à venir, ce qui est si peu volontariste (c’était d’ailleurs le taux de croissance du XVIIIe siècle).
L’homme et sa société sont impensés par la note. Une élite s’adresse à ses homologues, comme si le modèle présenté allait de soi. Or, celui-ci n’a pas d’équivalent hors de l’Amérique du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest. Seuls nos pays comptent sur l’immigration de masse, dans un monde dont la population va décliner plus vite que prévu dès 2050. L’Afrique subsaharienne fait exception, mais pour combien de temps ? L’avenir et les choix politiques offerts aux Français ne sont pas posés. Pourquoi faire perdurer ce modèle quarantenaire quand près des trois quarts des Français le rejettent ? Quinze ans après la crise de 2008, les sondages de la rentrée présentent une opinion publique plus en colère que résignée, très pessimiste sur l’avenir. La dépolitisation n’abolit pas le réel, et la note sous-estime les composantes et les dysfonctionnements de ce qu’elle veut proroger.
Tertrais précise : « L’apport migratoire est ainsi appelé à être structurellement majoritaire dans la croissance démographique du pays. » C’est le cas depuis 1945. Certes, les immigrés au sens strict atteignent 10 % de la population, un record. Mais l’apport migratoire est à considérer en dynamique et non en stock. Depuis 1945, l’essentiel de la croissance démographique française provient de l’extérieur : 19 millions d’habitants sont liés à l’immigration sur 68 millions, soit 28 % des résidents. Si l’on ajoute les descendants des rapatriés de l’Empire colonial des années 1960 (estimé à 3 millions de personnes) et la forte croissance des Domiens depuis leur intégration à la République en 1945 (2012 pour Mayotte), dont les forces vives sont en métropole, les trois quarts de la croissance démographique métropolitaine depuis 1945 sont importés ; le quart restant tient à l’allongement de l’espérance de vie. La stagnation du peuple français historique de 1945 est un fait, comme depuis 1870.
Autre point aveugle du rapport, la croissance de l’économie française, depuis la mutation des années 1990, est largement artificielle. Jean-Pierre Robin a trouvé les mots pour le dire : « Depuis 1990, chaque progression de 100 milliards d’euros français du PIB s’est accompagnée d’une augmentation de 180 milliards de la dette publique. Croissance à crédit » (Le Figaro, 21 août 2023). Ce modèle économique n’est donc pas durable du point de vue financier, « les arbres ne montant pas jusqu’au ciel » (Keynes), puisqu’il repose sur un endettement illimité. Jusqu’à quand ?
Face à ces carences, la note évoque la nécessité d’une immigration assumée. Elle en souligne la neutralité budgétaire (« impact fiscal faible » ), ce que contredisent d’autres analystes. Elle soutient le fait que les immigrés, qui sont jeunes, travaillent plus que les autres ; mais elle pointe en même temps le sous-emploi des ressortissants africains (taux d’emploi de 38 % contre 70 % chez les personnes sans ascendance migratoire). Elle dénie la principale fonction économique des immigrants nouveaux : consommer. Et souligne le faible impact de l’immigration sur le marché du travail et le niveau des salaires. Mais c’est tout le modèle économique qu’il faut embrasser : l’abandon de la production nationale creuse le déficit commercial, et a transformé le travailleur industriel ou agricole en petit smicard ou en salarié assisté ou à petit boulot (combien de livreurs de repas ou de paquets compte notre pays ?). Que veulent les Français ? Manifestement, ne plus faire beaucoup d’enfants : entre un et deux en moyenne, sachant qu’un quart des hommes n’en aura pas. Si la baisse de la natalité, qui s’accentue depuis 2010, est un choix collectif et démocratique, pourquoi lui substituer une source exogène déconnectée des besoins économiques ? Pour échapper au « déclin de la population », affirme le rapport. Mais pourquoi ? Le Japon prouve que d’autres options politiques et économiques existent, à niveau de vie strictement égal entre nos deux pays. « L’idéologie de la croissance » démographique à la française ne nous prémunit pas contre l’appauvrissement relatif depuis 2000.
S’ajoute à cela le fait que le choix collectif des jeunes Français est porté par les pouvoirs publics. Ils ont déstabilisé le modèle familial français par les politiques sociétales conduites depuis des décennies, d’où la flambée des familles monoparentales, et ce que Sylviane Agacinski a qualifié le « corps en miettes » ; or un corps en miettes ne se reproduit pas. Les pouvoirs publics encouragent en outre un millénarisme climatique (l’écoanxiété promue par l’école), qui incite les jeunes Français à ne pas se reproduire pour « préserver la planète ». Il y a quelque ironie de ce fait à remplacer les non-naissances par des immigrants venus du Sud, ce qui multiplie par huit leur empreinte carbone du fait de passer d’une région à l’autre. Quelle cohérence préside ces choix ?
En démontant par étapes la politique familiale et nataliste mise en place durant la décennie 1938-1948, les pouvoirs publics ont fait un choix avalisé par la note : « On ne crée pas des enfants à coups de décrets ou de chèques. » Le baby-boom français l’a pourtant démenti. Favoriser la natalité par des politiques proactives demeure une option qui correspond aux attentes de nombreux Français qui limitent leur famille faute de moyens. Le préjugé culturaliste selon lequel les femmes étrangères font plus d’enfants que les natives (deux fois plus pour les Maghrébines selon la note) est circonstancié : en Tunisie et au Maroc, les femmes ont aujourd’hui moins d’enfants que leurs parentes émigrées en Europe, où elles ont découvert l’assistance sociale. Libre à la France d’aider ses citoyens si la priorité est la croissance démographique. Mais pourquoi ne pas respecter le choix des jeunes Français soucieux d’une vie différente : n’est-ce pas un enjeu du débat politique dans une démocratie ?
Une autre option politique s’offre aux pouvoirs publics : comme les autres pays du monde, il s’agira de gérer la baisse de la population, et d’en saisir l’opportunité pour remédier à nos maux. Réparer par exemple les dégâts de la grande croissance d’après-guerre, en éliminant le bâti criminogène des cités, en comprimant l’étalement urbain, pour refaire des villes belles et écologiques. Dans l’économie, la chute de la population permet de robotiser sans créer des laissés-pour-compte inactifs, un phénomène préoccupant de notre société. Les pouvoirs publics doivent s’intéresser aux jeunes, et leur offrir un système de formation répondant à leurs attentes, afin d’éviter l’hémorragie de tant de jeunes Français vers l’étranger.
La note annonce, enfin, la stagnation de la main-d’œuvre française, autour de 30 millions d’emplois dans les cinquante ans à venir. Elle estime que 100 000 postes seront à pourvoir par an et propose de les offrir à des migrants. Mais elle ne prend pas en compte l’énorme déficit d’employabilité de la France par rapport à l’Allemagne. À population égale, nous comptons 8 à 10 millions d’actifs occupés en moins que nos voisins. Ces chômeurs, titulaires du RSA, préretraités, etc. sont éloignés du travail : cet énorme vivier existe. Faut-il renoncer à proposer des perspectives à cette masse de travailleurs potentiels ? Et si leur employabilité devenait une grande cause nationale pour améliorer la croissance de notre économie ?
La note estime enfin que le ratio actifs/plus de 65 ans va s’aggraver à l’avenir. Mais ce « ratio de dépendance démographique » occulte l’angle mort de près de 10 millions d’actifs potentiels inemployés. Leur absence rend l’équation intenable. Faut-il une « immigration massive » pour y remédier, ou bien s’attaquer à ce nœud qui concerne natifs et immigrés ? C’est l’objet du débat politique, économique et démocratique offert aux Français. La démographie migratoire n’occultera pas nos deux problèmes de fond : la France ne sortira pas de ses maux économiques et financiers sans une extension déterminée de sa base industrielle et productive ; quant à sa population, n’est-elle qu’un simple agrégat économique que l’on doit faire croître par tous moyens, ou un peuple politique doté d’un libre arbitre, et d’une culture que l’on doit respecter ?