LES ÉCHOS DE L’AGORA
« L’homme s’habitue à tout, le lâche »
Dostoïevski
De tous les comportements que la nature humaine autorise, le phénomène d’accoutumance est sans doute un des plus énigmatiques. Ce trait essentiel du psychisme de l’homme est comme Janus, le dieu à deux visages : il est capable du meilleur comme du pire. L’accoutumance permet l’habituation, le fait de supporter temporairement les pires servitudes et les pires privations. C’est à ce prix que le prisonnier parvient à vivre dans sa geôle. Mais l’accoutumance peut mener au pire, c’est-à-dire à la résignation, au fait d’accepter l’intolérable comme le renoncement à sa propre liberté, la démission de toute forme de dignité, l’opacification volontaire de sa propre conscience. L’homme résigné, par accoutumance, a cessé d’être une victime de l’oppression car cette dernière est devenue pour lui le critère de la normalité. Aphasique, amnésique, apathique, l’homme résigné marche hébété, ballotté par le souffle de la moindre brise. Cet être, aussi insignifiant qu’une passoire, se laisse emporter entre les mailles inextricables d’une réalité sur laquelle il pense n’avoir aucune prise. Soumis et passif, l’homme résigné se dépouille de ses propres souvenirs, car faire mémoire est déjà un oubli. L’homme résigné n’est pas la victime du totalitarisme et de la dictature, il en est l’acteur et le géniteur. Entre l’homme résigné, livré à l’oubli, et le tyran se nouent des relations perverses sadomasochistes où la victime en vient à sécréter elle-même son propre oppresseur ou, du moins, à l’aider à survivre.
Il est bon de rappeler, en ce 35e anniversaire du début de la guerre civile, que les Libanais ont survécu entre 1975 et 1990 au prix de l’accoutumance au monstrueux et à l’inhumain. On bombarde maintenant ? Vite abritons-nous ; comme on s’abriterait de la pluie. Les bombardements ont cessé ? Allons faire nos courses et rentrons vite chez nous, entre nous, où il fait si bon vivre ensemble. Tel engin est tombé en tel endroit ? C’était le quotidien banal de l’information et de ces abominables « flash » pervers annoncés par le biais d’un air de musique assourdissante que nul n’a oublié. Quand le « flash » retentissait, le peu de vie s’arrêtait et c’était si banal, cela paraissait si ordinaire de savoir qu’une bombe était tombée ici ou là. Certains vous diront, même aujourd’hui, qu’ils étaient plus heureux durant la guerre. Ils vivaient petitement, au jour le jour, dans le périmètre le plus étroit du ghetto de la survie. Ils étaient recroquevillés sur eux-mêmes, telle une pelote de laine ou une chenille dans son cocon, entre voisins. Cette chaleur humaine de proximité avait tout de même un effet bienfaisant. Elle confortait, elle vous faisait oublier qu’une milice est par définition une monstruosité. Elle vous dispensait de poser des questions fondamentales : d’où sortent ces miliciens ? D’où viennent toutes ces armes illégales ? Qui les paie ? Pourquoi ? Et c’est ainsi, qu’à petit feu, tout doucement, toute une société s’est accoutumée à oublier la liberté, à accepter l’arbitraire de groupes de hors-la-loi autoproclamés protecteurs de tel quartier, de tel clan ou de telle communauté.
La logique du 7 mai 2008 ne diffère en rien de celle du Samedi noir du 6 décembre 1975 où les miliciens cagoulés des deux bords ont massacré, sur base de la carte d’identité, des centaines de civils innocents. Durant les années qui suivirent, les Libanais se sont laissés piéger par l’ultime tentation : renoncer à agir sur l’histoire ; s’abandonner, faute de mieux, au cours des événements ; prendre son parti du cours des choses et, tant bien que mal, gérer a minima le présent. La plupart des discours que nous entendons pour le moment mettent d’ailleurs en avant, et de façon troublante, les idées d’adaptation, d’acceptation d’un réel dont on a oublié le caractère révoltant et anormal, d’accoutumance résignée, de renoncement, etc. « On ne peut faire autrement » ; « Il n’y a pas d’autre solution » ; « Vous n’avez pas le choix », etc. Tel est le sens de la dernière déclaration du président de la Chambre qui a averti que, dorénavant, toute discussion sur les armes illégales du Hezbollah était sans objet et qu’il ne reste plus à la « table du dialogue » que de s’entendre sur une stratégie de défense, c’est-à-dire à souscrire inconditionnellement au diktat imposé par le Hezbollah malgré l’hostilité librement exprimée de la volonté du peuple. Nous sommes invités à ne plus obéir désormais qu’à la toute-puissance d’une organisation théologico-politique dont l’hégémonie sur le pays, et sur nos volontés individuelles, serait déclarée comme allant de soi. C’est ainsi que commencent tout pouvoir totalitaire et tout régime tyrannique. On nous somme, faute de mieux, de tirer notre épingle du jeu sur fond de catastrophe annoncée, quitte à déserter l’histoire ou, en tout cas, la démocratie agissante et volontariste.
La réponse ? Parler, parler et encore parler. Parler pour ne jamais être tenté par l’oubli de soi. Parler pour ne pas s’accoutumer et se résigner. Parler pour ne pas jeter dans les poubelles de l’histoire les notions de démocratie et de liberté. Crier encore et toujours pour assourdir les oreilles des oppresseurs et des pouvoirs publics avec notre amour fou de la liberté. Parler paisiblement pour dialoguer en faisant face aux vérités les plus douloureuses afin de purifier notre mémoire de ses miasmes putrides. Parler pour surmonter la peur qu’on essaie d’insinuer dans nos esprits. Parler pour ne pas sombrer dans l’autocensure. Parler en toute sérénité, parler en toute transparence, parler en pleine lumière afin que l’éclat de la vérité aveugle tout pouvoir liberticide. Parler pour que la culture de la mort ne l’emporte pas, car les tyrans n’aiment que le silence des sépulcres.