Les informations disponibles suggèrent que l’auteur présumé de la récente fusillade de Bruxelles se serait rendu en Syrie en 2013. On ne sait pas encore
1) si ce séjour a modifié en quoi que ce soit un choix pour le radicalisme de la part de ce jeune homme,
2) ce qu’il a fait dans ce pays lorsqu’il s’y trouvait,
3) et surtout si sa présence en Syrie a de quelque manière servi les Syriens.
Il est certain en revanche que cette nouvelle réjouit déjà celles et ceux qui alimentent les peurs européennes par la présence de nouveaux foyers de djihad aux portes de notre Vieux Continent.
Quelques faits rapides permettent de comprendre que certains peuvent avoir peur.
Depuis 2013, de nouveaux groupes, principalement l’État islamique d’Irak et du Levant (Da’ech), prônent l’alliance avec al-Qaïda, la lutte contre les mécréants et ce que nous appelons communément en occident le djihad c’est-à-dire un ensemble de pratiques violentes à l’égard de toutes les populations, s’appuyant prétendument sur le Coran. Nul n’est besoin de rappeler l’étonnement, l’agacement puis la colère des habitants de villes comme Alep lorsqu’ils ont vu débarquer ces nouvelles figures de l’Islam, alors que ces mêmes habitants sont aussi connus pour leur attachement traditionnel à une religion qu’ils pratiquent depuis le 7ème siècle que pour leur tolérance envers les autres communautés.
Le séjour djihadiste est devenu une mode. Il est remarquablement aisé : un aller simple vers la Turquie en provenance de la plupart des pays européens ne coûte que 150 à 200 euros en low cost et il suffit de disposer d’une carte d’identité pour être admis sur le territoire turc. Mais ce qui ravit tous les vacanciers en partance pour la mer Égée, inquiète les services de renseignement occidentaux qui ne peuvent facilement pister les candidats au djihad.
La situation qui prévaut en Syrie – cette boucherie permanente dont les images sont quotidiennement véhiculées par Youtube et les autres vecteurs Internet dans une indifférence généralisée – explique l’attrait pour le djihad de différents types de personnalités. Certains sont des idéalistes radicaux en quête de terres de combat, pour qui la guerre qui se déroule en Syrie offrirait l’opportunité de restaurer le califat ou de mettre en place l’état islamique qu’ils appellent de leurs vœux. D’autres sont des jeunes écœurés par une situation qui leur semble totalement injuste. Poussés par l’exaltation de leur âge et à la mesure de leurs possibilités, ils souhaitent apporter leur concours à une bataille inégale contre le régime en place. Le problème tient au fait que, sur Internet comme aux frontières avec la Syrie, les recruteurs et les réseaux sont prêts à orienter les jeunes volontaires vers diverses formes de radicalité. Tous les anciens combattants savent que les faits d’arme peuvent rapidement transformer un être humain. La crainte ultime est alors que des jeunes radicalisés, rodés aux techniques de combat, reviennent semer le chaos dans leur pays d’origine.
Quelques-uns des candidats au djihad en Syrie ont annoncé qu’ils avaient l’intention de rentrer chez eux pour y mener la guerre sainte. Mais on doit à la vérité de dire qu’ils sont une infime minorité. Cela ne dissuade pas ceux qui n’ont jamais accepté chez nous que les populations arabes remettent en question l’ordre autoritaire établi – celui des vacances en famille à Djerba à l’ombre du pouvoir bienveillant de la famille Ben Ali, celui des paisibles croisières sur le Nil dans l’Egypte des généraux Moubarak ou al-Sisi, celui des visites au Crac des Chevaliers ou aux ruines de Palmyre, non loin de la sinistre prison où croupissent des centaines d’hommes rayés pour leurs proches du monde des vivants, celui des séjours touristiques en Syrie, terre d’accueil et de torture pour les terroristes présumés que les moukhabarat syriens savent questionner mieux que nul autre en recourant à des « techniques » interdites aux services de renseignements occidentaux…
– cela ne les dissuade pas, donc, d’élever la voix pour faire entendre le refrain bien connu et tenter de convaincre nos compatriotes que « nous nous sommes trompés en ne soutenant pas Bachar al-Assad, rempart des minorités et fer de lance de la lutte contre le djihadisme ».
Ceux qui soutiennent cette thèse focalisent les attentions sur quelques individus : les Européens qui se battent en Syrie doivent être de l’ordre du millier ; ceux des pays arabes, plus nombreux, se chiffrent à deux dizaines de milliers… Ils oublient en revanche que les combattants étrangers recrutés par Bachar al-Assad se chiffreraient, malgré des réserves… fortement contestées par un véritable spécialiste de la chose militaire, à plusieurs dizaines de milliers. Ils omettent de rappeler que les installations de Da’ech – l’Etat Islamique d’Irak et du Levant – sont rarement attaquées par l’aviation du régime, qui ne rechigne pas à écraser sous les bombes et les barils d’explosif des quartiers d’habitations, des hôpitaux, des écoles, des centres de réfugiés, etc. Ils s’abstiennent de pointer du doigt l’étrange connivence des djihadistes avec un régime qu’ils qualifient pourtant de « mécréant »… tout comme l’ensemble de la population syrienne. Ils affectent d’ignorer les liens longtemps entretenus entre les services syriens et les réseaux de recrutement et d’acheminement de djihadistes arabes et occidentaux en direction de l’Irak et du Liban. Mais passons une fois encore sur ces silences hautement significatifs et intéressés…
Un texte de François Burgat, politologue de renom, rappelait récemment une donnée de base de toute compréhension du phénomène radical :
« Il faut se donner les moyens non seulement d’arrêter les agissements de ces « terroristes » mais également de démanteler durablement la machine qui les produit. Or, pour ce faire, je vous l’ai dit, ma conviction est que la lecture critique, même très attentive, du Coran, ne nous serait que de très peu d’utilité. Mon expérience m’a conduit à regarder plutôt du côté du politique – c’est-à-dire des conditions dans lesquelles vivent les auteurs de la violence – pour comprendre les mécanismes de sa « fabrication » et pouvoir dès lors les entraver. »
Les éléments de cette « fabrication », quels sont-ils aujourd’hui en Syrie ?
– A une révolution pacifique et courageuse, le régime a répondu par un déploiement démesuré de violence, de torture, d’arrestations, de snipers et de meurtres aléatoires. Cela n’a pas suffi à enrayer la volonté d’un peuple qui, aux coups portés par les forces de sécurité, répondait par une mobilisation de plus en plus massive. Il a fallu à ce même régime, les chars, l’artillerie lourde, et bientôt l’aviation, les barils de TNT et l’encerclement de populations soumises à la famine, pour imposer des trêves à des villes et des régions bientôt vidées de leurs habitants.
– A une première militarisation de la protestation, confrontée à une violence sans limite de la part du pouvoir, ont répondu l’indifférence, l’insouciance, et la suspicion permanente de l’Occident, des amis de longue date de la Syrie, mais aussi et bien plus souvent des observateurs insensibles au sort des Syriens poursuivis, arrêtés, torturés et liquidés par milliers dans les prisons.
– Aux progrès sur le terrain d’une révolution populaire, victorieuse et chaleureuse, qui s’exprimait chaque semaine par des manifestations, des slogans et des caricatures, mais aussi par des gestes d’entraide et de solidarité entre tous les Syriens, l’Occident a répondu par un surcroît de méfiance et par une focalisation sur les insuffisances et les limites de l’opposition politique qu’il avait lui-même contribué à créer.
– Aux avancées militaires réalisées à l’hiver 2012, ont répondu le recrutement par un régime aux abois de mercenaires étrangers et la remise en liberté de centaines de djihadistes n’ignorant pas ce qui était attendu d’eux.
– A l’extension en Syrie de leur « djihadistan », Bachar al-Assad a répondu, pour accroître les peurs occidentales, qu’il n’y avait pas d’autre stratégie que la sienne et qu’il fallait accepter ce que répétaient ses partisans : « Al-Assad ou on brûle le pays ».
Comment enrayer ces éléments et mettre un terme à cette « fabrication » ? En renforçant celui qui a tout fait pour créer, maintenir et amplifier chez lui, dans son propre pays, le phénomène du djihad ? En soutenant celui qui considère que sa propre survie, pour une journée, une semaine, un mois ou une année supplémentaire, vaut bien l’appauvrissement et la destruction généralisée de son pays ? En épaulant celui qui est prêt s’il le faut, aujourd’hui et demain, à mettre à feu et à sang toute la région, comme il en plusieurs fois brandi la menace ?
La solution parait pourtant beaucoup plus simple… Si nous souhaitons en finir avec le spectre des djihadistes revenant de Syrie, faisons en sorte que le mouvement populaire d’émancipation de la dictature déclenché en mars 2011 parvienne au plus vite à prendre le contrôle de l’intégralité du territoire syrien en chassant le véritable auteur du chaos.