Dans son traité « L’Essence du Politique », Julien Freund écrit « il n’y a de politique que là où il y a un ennemi réel ou virtuel », suivant en cela la pensée de Carl Schmitt pour qui la spécificité intrinsèque « du » politique réside dans la discrimination entre l’ami et l’ennemi. Contrairement à Schmitt cependant, Freund « ne fait pas de cette distinction un critère ultime du politique mais un présupposé parmi d’autres » qui, cependant, est la condition nécessaire de toute politique extérieure.
Aujourd’hui, l’identification de l’ennemi est plus difficile ; ce dernier ne se réduit plus à la forme d’un Etat hors-frontières. N’importe quel acteur « global » (entreprise, multinationale, ONG, réseaux divers y compris terroristes etc.) peut recéler une intention suffisante d’inimitié. Que dire, a fortiori, d’une milice armée comme le Hezbollah, qui se soustrait à la volonté souveraine de l’Etat au sein duquel elle prend ses quartiers. C’est ce qui pousse Jacques Beauchard, dans « L’Ennemi au cœur du politique », « à redéfinir cette identification complexe tout en repensant les origines de l’État ».
J. Freund voyait l’Etat souverain «cette unité politique qui a réussi à rejeter l’ennemi intérieur vers l’extérieur », sans pour autant qu’un tel acquis puisse se consolider perpétuellement. C’est pourquoi il conçoit la guerre, non comme le prolongement de «la » politique mais comme sa nature même. Ceci l’amène à estimer que l’essence « du » politique réside dans la régulation des conflits et l’échafaudage, toujours renouvelé, du compromis en principe honorable.
Rien n’illustre mieux ces notions que la situation actuelle du Liban, suite à la fracassante démission du Premier Ministre Saad Hariri à Riyad, puis sa suspension après un détour par Paris, avant son annulation à Beyrouth dans le cadre d’un « compromis » renouvelé et présenté comme honorable dans la mesure où l’ennemi intérieur, à savoir le Hezbollah qui défie et piétine la souveraineté de l’Etat, aurait été amené à composer, c’est-à-dire dans la mesure où les péripéties exceptionnelles de ces dernières semaines auraient réussi à faire du Hezbollah un partenaire politique et non plus un ennemi intérieur. C’est dans ce contexte qu’il faut situer certaines déclarations de Saad Hariri, y compris l’irritante affirmation qu’il répète avec le Président Aoun comme quoi le Hezbollah n’use pas de son arsenal à l’intérieur des frontières libanaises. Même si de tels propos sont inexacts, utopiques et violent la mémoire blessée du peuple libanais, ils n’en signifient pas moins ceci : « le Hezbollah, comme parti libanais, n’est pas un ennemi intérieur ». Une telle affirmation a pour souci de ménager l’ordre social et la stabilité nationale car toute identification d’un possible « ennemi intérieur » annonce une guerre civile.
Sommes-nous réellement parvenus à une telle configuration grâce à ce compromis renouvelé ? L’unité politique, par rejet de l’ennemi intérieur, est-elle rétablie ? Rien n’est moins sûr car tout indique que le dit compromis serait un vrai marché de dupes.
Certes, Saad Hariri sort très renforcé de l’épreuve, mais uniquement sur le plan personnel, en tant que figure éminente de la communauté sunnite et chef d’un parti politique, le Mustaqbal (Futur). Tel ne semble pas être le cas de Saad Hariri comme leader national incontesté. Le compromis est assez mal reçu par la base souverainiste fidèle à l’esprit du 14-Mars et qui, hier encore, célébrait un requiem en mémoire de Gebran Tueni assassiné en décembre 2005.
Le malaise est d’autant plus perceptible que l’image de Saad Hariri comme Premier Ministre est loin d’avoir été consolidée, bien au contraire. Deux événements simultanés sont là pour le prouver. Il y a d’abord la scandaleuse entourloupe des Affaires Etrangères libanaises qui ont cru bon d’éliminer à l’insu de Hariri, de la version arabe de la déclaration des Amis du Liban réunis à Paris, la référence à la résolution 1559 du Conseil de Sécurité qui désarme les milices et protège les frontières du Liban par la seule armée nationale, ainsi qu’à la Déclaration de Baabda qui institutionnalise une réelle « autodistanciation » du Liban à l’égard des conflits du Levant, toutes choses incompatibles avec la stratégie du Hezbollah. Mais il y a aussi l’étrange tournée du responsable milicien chiite-irakien Kaïs Khazaali, organisée par le Hezbollah au sud du Liban le long de la frontière avec Israël.
Ces événements simultanés de ces derniers jours, disent bien que le compromis n’a pas renforcé l’unité politique. Le Hezbollah continue à faire fi des frontières internationales et à défier l’autorité souveraine de l’Etat. En d’autres termes, il y a toujours un « ennemi intérieur » au cœur même du politique libanais. Saad Hariri parviendra-t-il à rejeter son inimitié à l’extérieur afin de le métamorphoser en partenaire ? On peut en douter car, en tant que Premier Ministre, son pouvoir demeure malheureusement affaibli et mal assuré.
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*Beyrouth