La récente prise de position d’Emmanuel Macron à l’égard de la crise syrienne a surpris tous ceux qui pensaient que le jeune président français, dont le bagage culturel révèle un indiscutable humanisme, se laisserait difficilement tenter par le cynisme machiavélique du pragmatisme politique. En déclarant qu’il ne voyait pas de successeur à Bachar el Assad, Emmanuel Macron prend donc acte de son maintien au pouvoir en dépit des crimes contre l’humanité dont on accuse le dictateur syrien qui, apparemment, ne s’encombre nullement de principes universels dans son inhumaine cruauté à l’égard de son peuple.
On se souvient combien le président Macron avait pu susciter la sympathie d’une large frange de l’opinion publique internationale, écœurée par une mondialisation dominée uniquement par le pouvoir des réseaux du « corporate-power » dont l’esprit entrepreneurial fait fi de toute considérations morale. La jeunesse de Macron était apparue, à cet égard, comme une brise fraîche, une promesse que le changement est possible. Quand il avait déclaré que « le président syrien est l’ennemi de son peuple et non celui de la France », de nombreux observateurs avaient froncé le sourcil. En affirmant, récemment, qu’il ne voit pas de successeur à Assad, sa déclaration a fait l’effet d’une douche froide à tous ceux qui pensaient qu’il était encore possible de moraliser un tant soit peu la politique internationale à l’égard de la Syrie.
Commentant ce développement, Farouk Mardam Bey répond indirectement à Macron : « Bachar el Assad n’est pas seulement l’ennemi du peuple syrien mais de l’humanité ». Par-là, le grand lettré syrien souhaite insister sur le fait que la crise syrienne impose à tout observateur, à tout être humain en réalité, le prérequis d’une attitude morale avant toute prise de position politique. Au-delà de telles considérations, la formule lapidaire de Farouk Mardam Bey rappelle qu’il existe une seule et unique humanité et qu’on ne peut exclure le peuple de Syrie de la grande famille humaine et de ses valeurs dites universelles.
Jamais, comme dans le cas de la tragédie syrienne, le rapport ambigu entre morale et politique ne s’était révélé comme un insoluble dilemme. A vouloir incarner la pureté morale dans l’ordre politique, on risque de tomber dans la terreur ou, à défaut, de paralyser la politique en la rendant impuissante. La morale se soucie de la vertu de la personne dans sa conformité au bien ; alors que la politique a pour souci le bien public qui est loin d’être confondu avec le bien moral ou le souverain bien.
Dès lors, la prise de position de Macron, qui ménage sans doute les intérêts de la France, est-elle strictement immorale ? Dans l’Emile, Rousseau avertit : « Ceux qui voudront traiter séparément la morale et la politique n’entendront jamais rien à aucune des deux ». Machiavel, quant à lui, insiste sur le fait que le bien politique est fondé sur un mal dans la mesure où il utilise la violence et où il déploie une lutte féroce entre les prétendants au pouvoir. En dépit ou à cause de cela, le pouvoir politique est en mesure « d’instaurer certaines mesures que nous cautionnons moralement » (S. Manon). S’il arrive qu’une « belle âme » dirige une cité en demeurant soucieuse de garder ses mains pures, elle risque fort de tomber dans l’angélisme béat et de ne rien changer au monde en refusant d’empoigner les épines et les ronces du réel, car comme le dit Max Weber « l’homme d’action se compromet avec des puissances diaboliques qui sont aux aguets dans toute violence ».
Il est sans doute nécessaire d’exiger de quiconque, y compris de l’homme Emmanuel Macron, de juger moralement et à titre individuel la tragédie syrienne avant toute prise de position politique. Cependant, il serait maladroit d’exiger du président de la république française d’aborder la tragédie syrienne par le seul biais du bien moral.
Mais ceci ne dispense absolument pas l’homme politique, fut-il Emmanuel Macron, d’un principe intangible dans l’exercice de ses fonctions publiques, tant en matière de politique intérieure qu’extérieure. Il s’agit du principe de justice et de la règle d’équité qui en découle. Aucun homme politique ne peut se payer le luxe de faire l’économie de ces deux notions fondamentales s’il ne veut pas tomber dans un cynisme machiavélique immoral.
C’est pourquoi, face à la tragédie des peuples plongés dans le malheur, il faut d’abord se montrer équitable et leur rendre justice. Dans le cas de la Syrie, rendre équitablement justice au peuple syrien commence par la condamnation, au moins verbale, du président Assad pour ses crimes contre l’humanité.
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* Beyrouth