Récemment, l’ancien président français Nicolas Sarkozy provoqua la polémique à la suite d’un discours dans lequel il avait déclaré : « Dès que l’on devient français, nos ancêtres sont gaulois ». Découvrant ces propos, de nombreux libanais du troisième âge se souviennent encore de leurs vieux livres d’Histoire de France qui commençaient invariablement par la phrase. « Nos ancêtres les Gaulois ». Cette assertion reflète, en elle-même, un certain discours normatif qui, sous la 3ème République, se proposait de construire une nation sans trop tenir compte de l’ascendance ethnique ou du lignage. L’essentiel était de se sentir français en projetant dans un passé lointain la légitimité d’une telle appartenance. En d’autres termes, on manipule l’histoire aussi lourdement qu’un éléphant manipulerait une délicate vaisselle dans un magasin de porcelaine.
Le discours sur les origines est un paramètre fondamental de toute dérive identitaire et populiste. L’identité gauloise du peuple de France est une idéologie qui avait fleuri au XVIII° siècle dans le cadre de ce qu’on avait coutume d’appeler la « Guerre des deux races ». Ce fut une guerre verbale qui a beaucoup agité les esprits lors de la Révolution Française. Dans cette guerre imaginaire, deux races ennemies étaient supposées s’affronter. D’une part, les Aristocrates de l’Ancien Régime, dont le lignage et l’ascendance les faisaient remonter aux tribus barbares franco-germaniques qui avaient envahi les provinces romaines de l’ancienne Gaule et soumis sa population. D’autre part, le peuple ou Tiers-Etat qu’on affirmait descendre de ces mêmes peuples soumis de la Gaule qu’on appelait les Gallo-Romains. Bref, Gaulois romanisés et civilisés contre des Barbares francs qui ont fini par donner leur nom à la France. C’est ainsi que se présentait l’autre facette fantasmagorique de la révolution de 1789. Par quel tour de magie ces anciens francs, ou leurs descendants, peuvent-ils être assimilés, aujourd’hui, à des gaulois ? Par ailleurs, on doit se demander qui pourraient être les barbares contemporains, forcément non-francs, que les francs-gaulois de Sarkozy sont supposés affronter en 2016.
Tout ceci pourrait faire l’objet d’un recueil de propos légers à l’image des « Pensées futiles » de Marc Morivan si, derrière toutes ces élucubrations, il n’y avait pas quelque chose de profondément détestable et dangereux : la haine de l’autre, voire le racisme qu’on croyait avoir disparu et qui, depuis quelques années, refait surface comme les vieux monstres des ténébreuses abysses.
Les propos de Nicolas Sarkozy sont l’illustration d’un phénomène mondial aussi dévastateur, sinon plus, que le tsunami de décembre 2004 dans l’Océan indien. Le paysage socio-politique du Liban et du Proche-Orient résonne jusqu’à la nausée de discours sur les identités collectives gratuitement assassines. Chacun se dote du bouc émissaire qui lui convient et l’inonde d’un déluge de haine, soit ouvertement et vulgairement, soit de manière plus sournoise et plus fielleuse au travers d’un pseudo-discours aseptisé, anthropologique, historique voire même scientifique, notamment génétique.
La haine est une passion très moderne. Dans les années 70 il n’était question que d’amour et de paix : « Make love not war ». Aujourd’hui la haine, cette utopie négative, fait un retour fracassant. J. Baudrillard la qualifie de « la dernière passion politique ». L’identité semble avoir perdu tout fondement positif, elle se trouve uniquement épuisée par le rejet ouvertement exprimé. Haïr ne semble plus faire honte ni provoquer le moindre émoi de la conscience. S’il en est ainsi c’est que l’homme a perdu confiance dans sa finitude individuelle, dans son éminente dignité personnelle, et se replie sur les passions grégaires comme la haine. Il redevient un enfant dans une matrice où il se croit à l’abri de toute frustration qui lui permettrait de relativiser sa cruauté originelle afin d’accéder à la pitié et à la miséricorde.
Haïr tout seul heurte la conscience morale individuelle. De manière paranoïde, la haine se transforme alors en discours vaguement rationalisé ou se trouve projetée comme accusation à l’autre. Mais haïr à plusieurs, ou haïr en masse, est un orgasme, une jouissance exaltante. C’est pourquoi le populisme et toutes ses variantes, sans exception, sont entièrement et exclusivement fondés sur la haine. Il suffit d’écouter les vociférations d’un Trump aux Etats-Unis ; d’un Michel Aoun et de son célèbre gendre au Liban. On rencontre diverses variantes à ces pulsions morbides dans la haine froide et cruelle des néo-nationalistes et néo-nazis contemporains ; des exaltés du radicalisme religieux comme les islamistes jihadistes sunnites et chiites ; la haine calculée, de dirigeants politiques à l’image du sioniste Netanyahu ; la haine inhumaine et génocidaire d’un Bashar el Assad et d’un Poutine qui, à l’heure actuelle, exterminent la ville d’Alep, en tout cas ses quartiers Est.
Le discours identitaire de discrimination et de rejet se complait toujours dans la reconstitution arrogante d’une ascendance originelle naïve et ridicule afin de nier une réalité actuelle. On voit fleurir ce genre de discours, au Levant, chez toutes les collectivités qui détestent la part d’arabité qui leur appartient en propre. L’excellent pape Pie II, Ennea Silvo Piccolomini, le plus grand des hommes de la Renaissance, avait l’habitude de traiter ce genre de propos de « futilités délirantes » et de dire à ses interlocuteurs obsédés par leur ascendance : « Mais pourquoi ne pas remonter au ventre d’Eve ? ».
Le bon sens du pape Piccolomini devrait servir d’exemple à tout homme raisonnable, soucieux du vivre-ensemble aujourd’hui. Il ne faut point hésiter à clouer le bec à quiconque essaie de vous amener sur le registre de la très mortifère identité collective originelle et de l’ascendance arrogante, par cette simple question : Je descends du ventre d’Eve, et vous ? .