Des proches du chef de guerre libyen se sont rendus à deux reprises à Caracas dans son Falcon
Matteo Maillard, Avec Madjid ZerroukyEt Frédéric Bobin
BAMAKO – correspondance,Il est près de 20 heures dans la soirée du dimanche 7 juin quand un Falcon-900 immatriculé P4-RMA en provenance de Benghazi, en Libye, se pose sur l’aéroport Simon-Bolivar-Maiquetia de Caracas. L’arrivée de ce jet privé dans la capitale vénézuélienne attire instantanément l’attention des adeptes du « Flight tracking », ces Rouletabille du trafic aérien qui surveillent les vols en temps réel. L’aéronef est en effet celui habituellement utilisé par le maréchal Khalifa Haftar, le patron de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) qui mène une guerre depuis quatorze mois contre le gouvernement de Tripoli aux effets déstabilisateurs sur la géopolitique de la Méditerranée orientale.
Que va donc faire le Falcon d’Haftar à l’autre bout du monde au pays de la « révolution bolivarienne » en butte aux sanctions américaines ? Le chef de l’opposition vénézuélienne, Juan Guaido, diffuse aussitôt la nouvelle mais sur un mode laconique. L’information ne fait localement pas plus de bruit que cela. Il faut dire que le Venezuela du président Nicolas Maduro, en pleine déliquescence, est coutumier de ces visites des cohortes de négociants et intermédiaires de tout acabit venant proposer leurs services à Caracas pour contourner les sanctions de Washington.
Le maréchal Haftar ne se trouve évidemment pas à bord du jet. Une présence qui eût été pour le moins incongrue pour un voyage officieux, sinon secret. Mais deux membres de son proche entourage y ont pris place, selon une source libyenne : son propre fils Al-Seddiq Haftar et le colonel de l’armée de l’air Al-Madani Al-Fakhri, ex-chef de l’omnipotent « comité d’investissement militaire » qui gère les affaires économiques et financières en Cyrénaïque (Libye orientale), le bastion régional du camp Haftar. Du beau monde qui donne la mesure du caractère spécial du déplacement. Le 24 avril, le même jet avait été repéré à Caracas par les « Flight trackers ». Deux voyages entre la Libye et le Venezuela en un mois et demi, cela n’est pas rien.
Transports illégaux
Le Falcon en question a une histoire des plus baroques. Habituellement basé dans un hangar de Benghazi, il est immatriculé dans le paradis fiscal d’Aruba, petite île des Antilles néerlandaises située au large du Venezuela. Il est en fait la propriété d’une entreprise basée aux Emirats arabes unis (EAU) : SIPJ-Sonnig, dirigée par Riccardo Mortara, un citoyen italo-suisse qui fut longtemps un pilote personnel d’Alfred Sirven, l’ex-éminence grise de l’affaire Elf.
Sur le chemin du retour de Caracas, l’appareil opère, dans la matinée du 8 juin, une escale à Conakry, la capitale de la Guinée. Au même moment, un autre jet privé, un Bombardier Global Express de la compagnie émiratie Gulf Wings immatriculé A6-CAG, en provenance de l’émirat de Dubaï, via Bamako, y atterrit. C’est au moins la deuxième fois que le Falcon-900 d’Haftar croise le jet émirati sur un tarmac africain. Le 24 avril, les deux appareils s’étaient déjà retrouvés au même moment à Bamako, le « libyen » arrivant de Caracas et l’« émirati » de Cotonou, la capitale du Bénin.
A quoi rime donc tout ce ballet d’équipages aux évidentes collusions entre la Libye, les Emirats arabes unis, le Venezuela, la Guinée, le Bénin et le Mali ? Quel est le fil rouge qui relie toutes ces séquences éparses ? Une partie de la réponse se trouve-t-elle dans cet autre vol étrange du 27 avril ? Ce jour-là, un autre Falcon-900, lui aussi immatriculé à Aruba et appartenant à la même compagnie SIPJ-Sonnig, a fait un trajet de Benghazi jusqu’à Bâle, en Suisse.
Le même scénario se reproduit le 8 juin dans la foulée du retour du Falcon d’Haftar en Afrique en provenance de Caracas. Cette fois-ci, le second Falcon-900 se rend de Benghazi à Genève, et non à Bâle. Que cachent ces deux vols entre la Libye et la Suisse faisant suite aux escapades vénézuéliennes ? Des placements ? Ce que l’on sait, c’est que SIPJ-Sonnig a déjà servi de paravent à une vaste opération de transports illégaux par jet privé de fonds et de bijoux entre Genève et Luanda, au bénéfice de dignitaires angolais. Le propriétaire de SIPJ-Sonnig, Riccardo Mortara, a été condamné, en 2008, par le parquet genevois pour blanchiment aggravé.
La plupart des sources familières du dossier libyen sollicitées par Le Monde s’accordent à penser que cette connexion vénézuélienne d’Haftar s’inscrit dans un subit activisme affairiste visant à sauver ce qui peut l’être dans un contexte de retraite militaire. Face au gouvernement d’accord national (GAN) de Faïez Sarraj soutenu par les Turcs, le maréchal a enchaîné les revers en Tripolitaine (Ouest) depuis la mi-avril et a définitivement perdu la partie à Tripoli début juin. Une déconfiture qui le condamne à se replier sur son bastion de l’Est. Ses parrains étrangers dépités, la Russie, les Emirats arabes unis et l’Egypte, commencent à lui battre froid.
Jusqu’à 1,4 tonne d’or
Le seul atout dont Haftar conserve la maîtrise relative est le « Croissant pétrolier », en bordure du golfe de Syrte. Mais il ne peut en tirer pleinement profit car les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ont décrété illégale toute vente du pétrole en dehors du canal de Tripoli.
Qu’à cela ne tienne, le maréchal avait déjà mis sur pied un circuit économique et financier parallèle qu’a décrypté, en 2019, un rapport du centre de recherche Noria Research intitulé « Predatory Economies in Eastern Libya » (« Economies prédatrices dans l’est libyen »). Entre autres opérations, Haftar s’efforce de vendre de manière détournée du pétrole – brut ou raffiné – à travers des accords du type de celui que son « comité d’investissement militaire » a conclu en novembre avec la société Emo, basée à Dubaï. Sa réalisation demeure toutefois laborieuse, résolutions de l’ONU obligent.
Le maréchal espérait s’arracher à cette précarité juridique avec la conquête de Tripoli, mais sa défaite militaire dans la capitale le renvoie à la fragilité de son assise financière. C’est dans ce contexte que se sont noués les contacts avec le Venezuela. A chaque fois, les escales à Caracas ont été trop furtives pour ne pas être troublantes. L’opération a semblé se résumer à un chargement. Selon une source libyenne, le Falcon-900 du maréchal serait allé se procurer à Caracas de l’or − une ressource que le Venezuela brade pour renflouer ses caisses. Un vol d’un Falcon-900 sans passager permettrait, selon un professionnel, de ramener un maximum de 1,4 tonne d’or, soit une valeur de 70 millions de dollars (62 millions d’euros).
Dans cette connexion, Haftar pourrait avoir bénéficié du carnet d’adresses offert par d’ex-kadhafistes recyclés dans son entourage, notamment le médecin Mustapha Zaidi, qui a représenté, un temps, à Tunis, les intérêts de Saïf Al-Islam Kadhafi, le fils du « Guide ». Les liens sont historiques. Lors de l’insurrection de 2011, l’ex-président Hugo Chavez avait défendu Mouammar Kadhafi jusqu’à l’ultime instant. Les Russes ont aussi probablement joué les intermédiaires.
Mais pourquoi de l’or ? Selon un scénario évoqué par plusieurs observateurs, le métal ramené dans le Falcon serait raffiné en Afrique – notamment au Mali, où le boom de l’industrie de l’or a propulsé le pays au troisième rang africain −, voire d’autres pays aurifères comme la Guinée ou le Bénin. Les lingots seraient ensuite acheminés vers la place de Dubaï pour servir les intérêts d’Haftar, selon un circuit non encore clairement identifié. Cette hypothèse de l’or n’est toutefois pas exclusive d’autres transactions entre Haftar et Caracas, notamment en matière pétrolière.
Quoi qu’il en soit, la connexion en dit long sur la fuite en avant d’Haftar. « Le leadership de l’ANL semble se tourner de plus en plus vers des moyens de financement alternatifs pour préserver la viabilité de l’entité politico-militaire dont Haftar est le chef et financer l’armée de dizaines de milliers d’hommes, dont des milliers de mercenaires », décode Naji Abou-Khalil, codirecteur du programme Libye de Noria Research. « La prise de risque importante », illustrée notamment par les vols sur Caracas ou le contrat pétrolier avec la société Emo, ajoute le chercheur, « pointe la gravité de la situation dans laquelle se trouve Haftar aujourd’hui ».