Les manifestations ont repris à Tripoli, ouvrant la voie aux récupérations politiques
TRIPOLI – correspondance
Quartier de Ghouraba, à Tripoli, dans le nord du Liban. Des ruelles étroites au sol défoncé, autour d’un cimetière. Assiettes à la main, des femmes et des enfants vont s’asseoir en face de l’une des bicoques de ce faubourg, transformée en cuisine temporaire par une association. Ils attendent leur tour pour ramener ce qui tiendra lieu d’iftar, le repas de rupture du jeûne, en ce temps de ramadan. Ni distanciation sociale, ni masques, quand bien même la menace du nouveau coronavirus reste présente. Un masque ? C’est le cadet des soucis d’Amina Majdalani, 40 ans. « On vit au jour le jour en se demandant ce qu’on va manger. » Son mari, ouvrier, travaille « quand il y a une occasion ». Au moins a-t-il encore un emploi.
Tous les ingrédients sont réunis pour que la rue explose : la dévaluation officieuse mais galopante (le dollar s’échange à 4 000 livres libanaises, contre 1 500 selon le taux officiel) ; l’inflation (le prix du lait pour bébé a triplé) ; l’activité économique, déjà sinistrée, à l’arrêt pour cause de crise sanitaire ; les restrictions bancaires draconiennes et sans base légale.
A Ghouraba, dit Adnane, on a entendu le son des émeutes qui ont secoué le centre de Tripoli dès lundi, ou du moins « les tirs ». Les tensions ont repris mercredi 29 avril en soirée, sur la place Al-Nour, qui fut pendant plusieurs mois l’épicentre de la contestation populaire née en octobre 2019, et dans le quartier de Mina, près de la mer. Adnane a toutes les raisons de manifester. « Dans ma vie, je n’ai vu mon quotidien que régresser. On touche le fond aujourd’hui. » S’il comprend la colère, ce père de famille de 40 ans ne descend pas dans la rue : « J’hésite, un manifestant est mort [décédé mardi de ses blessures après avoir été touché par un tir à balle réelle de l’armée la veille]. Et puis j’ai des cousins soldats, je ne veux pas me retrouver en face-à-face avec eux. »
Contexte politique explosif
Les manifestations ont pris un tour violent depuis leur retour dans la ville. Sur la place Al-Nour et dans le centre-ville, des banques ont été incendiées. Des ouvriers posent des panneaux en métal sur les vitrines des agences, fermées. Mercredi après-midi, dans le quartier de Mina, des jeunes manifestaient contre l’arrestation par les services de sécurité de protestataires. Le soir, les scènes des jours précédents ont repris : jets de pierre et de pétards contre les soldats, tirs de balles en caoutchouc par l’armée. Et des blessés, des deux côtés.
Il n’y a pas qu’à Tripoli, où des centaines de personnes étaient rassemblées mercredi soir, que la colère gronde ; ailleurs aussi, les banques ont été prises pour cible. Mais, dans la grande ville la plus pauvre du pays, l’histoire récente est dans les esprits. Tripoli est tristement devenue au fil des ans la « parfaite boîte à messages », rappelle Sahar Minkara, qui tient un café alternatif non loin de la place Al-Nour. Par le passé, les rivalités nationales – entre camps politiques adverses – ou locales – entre notables politiques sunnites de la ville – se sont plusieurs fois exprimées par la violence, et par la manipulation des plus défavorisés, dépendant du patronage entretenu par les leaders politiques.
Aux manifestations actuelles se retrouvent « des militants de la première heure de la contestation, des sympathisants de partis politiques, et des pauvres », selon un activiste. Qui l’emportera ? La mobilisation coïncide avec le début du plan de déconfinement, mais aussi avec un contexte politique explosif. La joute a lieu notamment autour de la figure de Riad Salameh, le gouverneur de la banque centrale, et de sa gestion financière. Mercredi, le premier ministre, Hassan Diab, a de nouveau accusé, sans les nommer, ceux qui veulent « le chaos, car ce chaos les protège ».
« La situation est grave »
Ses adversaires, comme l’ancien premier ministre Saad Hariri, le leader druze Walid Joumblatt et le chef chrétien Samir Geagea, n’ont pas été en reste dans leurs charges contre lui. Pour les médias proches du Hezbollah, une offensive est en cours pour affaiblir le parti chiite, qui soutient le gouvernement. A l’inverse, la presse proche du camp rival relaie les accusations contre le camp pro-iranien, taxé de vouloir renforcer son assise dans le pays. Dans tous les cas, le bras de fer « risque de marginaliser les causes sociales et l’alternative politique demandée par le mouvement de contestation, juge un expert politique. La situation est grave. La crise, à tous les niveaux : économique, politique, sociale, dans un pays en faillite. »
Devant l’association Sesobel Nour, non loin du centre-ville, des passants cherchent à s’enregistrer pour recevoir de l’aide. Dans les bureaux, des jeunes préparent des colis alimentaires. L’association a ouvert une boulangerie pour distribuer du pain aux plus démunis. « On assiste à une dégringolade sociale. Des gens de la classe moyenne sont venus gonfler les rangs de ceux qui ont besoin d’aide. Des pères de famille abandonnent leur foyer, parce qu’ils ne sont plus capables d’assumer leurs responsabilités économiques », déplore Rida Sayadi Dassouki, la présidente, derrière la vitre installée sur son bureau par mesure sanitaire.
Malgré la présence de partisans de la contestation populaire aux manifestations, elle ne croit pas à la « révolte de la faim », comme on a baptisé les rassemblements des derniers jours. « Oui, les gens sont affamés, oui, il y a de la colère. Mais des manipulations par des politiciens sont à l’œuvre ces jours-ci. » Qui ? Elle ne nomme personne. Si elle était descendue dans la rue en octobre, espérant « un changement de toute la classe politique », elle n’y va plus. « On est dans un tunnel dont on ne voit pas le bout », s’inquiète-t-elle.