Le mouvement islamiste veut être l’arbitre de l’élection présidentielle d’avril 2019
KABOUL -envoyé spécial
Les élections parlementaires des 20 et 21 octobre en Afghanistan ont beau avoir été chaotiques, entachées de fraudes et de violences, elles n’auront pas réussi à détourner les esprits de l’élection présidentielle d’avril prochain. Un rendez-vous qui pourrait être un tournant car Washington, qui tient à bout de bras le pays, veut imposer la réconciliation avec les talibans au cœur de cette campagne.
L’impéritie de la Commission électorale indépendante (CEI) qui ne connaissait toujours pas, vendredi 26 octobre, le nombre exact de bureaux de vote ayant ouvert, a été dénoncée. Et les législatives – dont les résultats définitifs sont annoncés pour le 20 décembre – ont montré les risques de fracture ethnique largement imputés au président afghan, Ashraf Ghani. « Sous M. Ghani, l’équilibre ethnique n’a, en effet, pas été respecté, c’est un danger plus grave que celui des talibans », assure, au Monde, Zalmaï Rassoul, ancien ministre des affaires étrangères (2010-2013) et candidat à l’élection présidentielle de 2019.
En dépit de ces incertitudes, certains observateurs occidentaux veulent surtout voir dans ces élections parlementaires une répétition, grandeur nature, du scrutin présidentiel. « Dans six mois, estime un diplomate américain, sous couvert d’anonymat, la Commission électorale aura eu le temps de corriger ses erreurs, notamment l’association d’une garantie biométrique du vote et du système de listes électorales traditionnelles, et la présidentielle intervient à un moment unique, au cœur d’un processus de paix que Washington veut voir aboutir comme jamais auparavant. »
Jusqu’en mai 2018, en effet, les Etats-Unis considéraient que le contact direct avec les talibans était une ligne rouge à ne pas franchir au risque de déstabiliser un régime de Kaboul déjà fragile. Elle a été franchie. Cet été, des rencontres directes ont eu lieu entre des diplomates américains de haut rang et la délégation permanente talibane à Doha.
Puis Zalmaï Khalilzad, l’ancien ambassadeur américain à Kaboul, a été nommé, en septembre, émissaire pour la paix en Afghanistan et dialogue, à Doha, avec les responsables talibans. Cette stratégie américaine n’est pas que diplomatique. Sur le terrain, en 2018, les forces de l’OTAN se sont abstenues d’intervenir, notamment dans les airs, contre des rassemblements talibans, parfois de 1 500 éléments, comme dans le Nord, lorsque ceux-ci affrontaient des groupes affiliés à l’organisation Etat islamique.
« Une réelle compétition »
« Cette décision américaine de pourparlers directs a été une victoire politique pour les talibans qui ont toujours refusé de dialoguer avec Kaboul qu’ils considèrent comme illégitime, mais c’est le fruit d’une autre victoire, celle d’avoir tenu tête militairement aux Etats-Unis et à l’OTAN », relève Zalmaï Rassoul. Aujourd’hui, outre les Américains, tous les acteurs étrangers de poids présents en Afghanistan ont sacrifié à la visite de Doha. En premier lieu l’ONU qui, en jouant le rôle de facilitateur, reconnaît presque à un groupe armé sans légitimité institutionnelle le rang de gouvernement en exil.
Les grandes organisations humanitaires sont également des habituées du voyage à Doha : ECHO (service d’aide humanitaire de la Commission européenne), Médecins sans frontières (MSF) ou encore le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) contraint d’aller au Qatar pour récupérer, mi-octobre, la garantie de protection sur le territoire afghan qui lui avait été retirée fin août par des talibans surtout soucieux de démontrer leur rôle incontournable.
Depuis le départ des troupes combattantes de l’OTAN d’Afghanistan, fin 2014, les talibans ont tiré profit de la fin d’un consensus international sur ce pays pour tisser des liens propres avec les Russes, les Chinois ou les Iraniens. La stratégie talibane d’affaiblissement du régime de Kaboul passe aussi par un dialogue direct avec d’anciens chefs de guerre afghans de l’époque du djihad antisoviétique, aujourd’hui souvent opposés au gouvernement.
Cela n’a pas empêché, par ailleurs, des membres du gouvernement Ghani, comme l’ex-conseiller national à la sécurité, Hanif Atmar, qui a démissionné le 25 août, ou Hekmat Khalil Karzai, secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, parti le 17 octobre, d’aller, seuls, discuter à Doha alors qu’ils étaient en fonction. Les mêmes n’ont pas caché, depuis, qu’ils seraient candidats à la présidentielle.
La position talibane est enfin renforcée par l’isolement du président Ghani causé par la volonté américaine de ne pas prêter le flanc à des accusations d’ingérence dans le processus électoral. « Le scrutin d’avril sera une réelle compétition », assure-t-on, à l’ambassade des Etats-Unis à Kaboul. Donald Trump n’a accordé aucune audience au président afghan, lors du sommet de l’OTAN en juillet, ainsi que lors de l’Assemblée générale de l’ONU, à New York, fin septembre, ce qui a conduit M. Ghani, vexé, à annuler son déplacement et à envoyer, à sa place, le chef de l’exécutif, Abdullah Abdullah.
« Trouver un compromis »
Rencontré par Le Monde, mercredi, dans le jardin face à son bureau, au cœur de la zone verte ultra-sécurisée, M. Abdullah, qui s’interroge lui aussi sérieusement sur une candidature à la présidentielle dont il estime avoir été spolié, en 2014, à cause de la fraude, s’agace quand vient la question d’un changement de rapport de force avec les talibans. « Il est vrai que ce dialogue direct leur donne un coup de pouce et ils l’utilisent pour leur propagande, mais, en réalité, ils n’ont pas changé, et cela ne veut pas dire que les Etats-Unis ont changé d’alliance. Ils nous supportent toujours militairement et financièrement. Je ne pense pas que Washington ait abandonné l’idée d’un processus mené par les Afghans eux-mêmes. »
L’ambassadeur Pierre Mayaudon, chef de la délégation de l’Union européenne en Afghanistan, émet également des réserves sur l’issue rapide d’un processus de réconciliation poussé par les Américains à la faveur des élections. « Il existe un alignement entre ces scrutins et le processus de paix, une synergie positive, mais l’un peut exister sans l’autre, et puis si un terrain commun est trouvé, il faudra encore savoir de quelle paix on parle », estime-t-il.
Car même si chaque candidat place la négociation avec les talibans au cœur de son programme, comme le souhaite Washington, le chemin du consensus sera long. « Avant la paix, il y a l’unité nationale,lance Zalmaï Rassoul. A la différence du président Ghani, je ne serai pas prêt à céder sur tout pour trouver un accord avec les talibans. Ils doivent accepter la démocratie et les droits de l’homme, et s’il faut trouver un compromis, nous serons égaux autour de la table. »
Les talibans se sont imposés de force à la table de négociation. Mais il reste encore à voir s’il s’agit d’une tactique ou d’un vœu réel de partager le pouvoir. De plus, selon les services de renseignement afghans (NDS), le mouvement demeure encore divisé entre les « réconciliables », dont beaucoup vivent au Pakistan et veulent rentrer en Afghanistan, et les « irréconciliables », souvent plus jeunes, nés au Pakistan, et des groupes radicaux, qui entendent poursuivre la guerre pour des raisons criminelles ou sur ordre de mentors étrangers. La fusillade du 18 octobre, à Kandahar, déclenchée par un taliban infiltré, qui a notamment blessé un général américain, alors qu’une semaine plus tôt M. Khalilzad rencontrait, à Doha, la délégation talibane, a rappelé la fragilité de ce processus.