TRIBUNE – Il n’est ni exact ni judicieux de présenter les Français d’origine ou de confession juive comme une entité homogène et à part des autres Français, argumente le chef d’entreprise et essayiste*.
Non, «les» Juifs n’existent pas. Ce pronom défini (les) devant le nom (Juifs) et qui entraîne le plus souvent un prédicat (les Juifs sont ceci ou cela: intelligents, radins, doués pour les affaires, etc.) est, au minimum, une facilité de langage, ou la marque du préjugé d’ignorance et, trop fréquemment, celle du ressentiment ou de la haine.
Prenons les Juifs de France – on devrait d’ailleurs dire: les Français d’origine ou de confession juive. Ils sont déjà bien différents, pour ne prendre que quelques exemples, des Arabes judaïsés du royaume de Himyar au Yémen, des Han convertis de Kifeng en Chine ou des esclaves indiens devenus juifs à Cochin ou à Bombay.
Ces Juifs de France, présents sur notre sol depuis plus de deux mille ans, sont eux-mêmes extrêmement hétérogènes.
Ils le sont par leurs origines: les uns sont venus avec les Romains au Ier siècle dans le Midi, d’autres à Paris au VIe siècle, en Alsace et en Lorraine à partir de l’an 1000, à Bordeaux venant d’Espagne et du Portugal au XVIe siècle, d’Europe centrale et orientale à partir du XIXe.
Les derniers sont les pieds-noirs, devenus français en 1870 par le décret Crémieux et arrivés en métropole dans les années 1960. Ces différentes «communautés» n’ont probablement pas la même origine «ethnique». Elles n’ont, en tous les cas, ni la même histoire ni la même mémoire et pas les mêmes traditions cultuelles ou culturelles. Au sein de chacun de ces groupes, il existe des sous-ensembles: certains Juifs d’Afrique du Nord, par exemple, sont des Berbères convertis pour échapper à l’arabisation à partir du VIe siècle quand d’autres viennent de l’Espagne qu’ils ont fuie au XVe siècle.
Au-delà des distinctions d’histoire et de culte, il y a parmi les Juifs de France tout le camaïeu possible des destins, des caractères et des idées.
Les Juifs de France sont également différents les uns des autres par leur liturgie lorsqu’ils sont religieux. Il y a les Séfarades – ayant quitté l’Espagne après 1492 puis s’étant dispersés tout autour de la Méditerranée (en Italie, en Afrique du Nord, en Grèce, en Turquie). Il y a les Ashkénazes – venus de l’Europe centrale et orientale. Pour leur part, les Juifs du Comtat Venaissin (Avignon), dits encore Juifs du Pape, ont leurs propres rituels religieux. Ajoutons de nombreuses sous-divisions: les Séfarades d’origine grecque n’ont rien à voir avec ceux d’Afrique du Nord et les Ashkénazes d’Alsace sont bien différents des Polonais ou des Russes, pour ne prendre que quelques exemples. Il suffit de lire les œuvres de Marcel Proust (alsacien) de Joseph Kessel (russe), d’Albert Cohen (salonicien) ou d’Armand Lunel (provençal) pour mesurer la diversité de leurs références, de leurs sensibilités ou de leurs nostalgies.
Mais, en outre, au-delà de ces distinctions d’histoire et de culte, il y a parmi les Juifs de France tout le camaïeu possible des destins, des caractères et des idées. Il y a des pratiquants, des croyants, des athées et même des anti-calotins, sans parler des convertis au christianisme. Des Juifs d’extrême gauche, de gauche, du centre, de droite ou d’extrême droite. Même sur la question d’Israël, si sensible au cœur de nombreux Juifs: il y a des défenseurs de l’État hébreu mais qui ne croient pas – et c’est la majorité – que le destin de tous les Juifs soit en Palestine ; et puis il y a des sionistes, des antisionistes et même des indifférents à la question.
Socialement, il y a toute la panoplie des possibles. Rothschild = Juif? Oui, bien sûr. Mais Bergson aussi et René Cassin, Chagall ou Darius Milhaud, François Jacob et François Truffaut, Mendès France et Krasucki… Et, surtout, la multitude anonyme des médecins, des ouvriers, des avocats, des commerçants, des agriculteurs, des entrepreneurs, des employés, des fonctionnaires, des flics et des voyous, des intellectuels et des manuels, des banquiers et des mendiants. Il y a des Parisiens et il y a des provinciaux – et même des ultramarins, par exemple en Martinique depuis le XVIIe siècle avec l’arrivée de Juifs hollandais en route vers le Brésil.
On a presque scrupule à rappeler une telle évidence. Enrico Macias a sans doute beaucoup plus en commun avec Michel Sardou qu’avec Robert Badinter, lequel a très certainement plus d’affinités avec Jean-Denis Bredin qu’avec le rabbin Korcia. Et celui-ci est, au fond, certainement plus proche de Mgr Vingt-Trois. Je pense que le général Wolff, dont le nom est inscrit sur l’un des piliers de l’Arc de triomphe, se sentait beaucoup plus de choses en commun avec les autres grognards et officiers de la Grande Armée qu’avec les chiffonniers juifs des faubourgs parisiens ou même avec le savant Pereire, son contemporain, précurseur de l’orthophonie. Les 35.000 Français israélites engagés dans la Grande Guerre, dont 4000 sont ensevelis dans
les nécropoles de Verdun et d’ailleurs, communiaient au moins autant dans la foi patriotique de leurs camarades de tranchées que dans celle, hébraïque, de leurs coreligionnaires. Leur sacrifice les fit entrer, aux yeux de Maurice Barrès, lui qui avait été si violemment antisémite, dans les «familles spirituelles» de notre pays: «Un long cortège d’exemples vient de nous montrer Israël qui s’applique dans cette guerre à prouver sa gratitude envers la France.»
Le judaïsme existe, bien sûr. Il a une histoire longue, magnifique et tumultueuse. Il recouvre plus ou moins l’histoire du fait religieux juif. Il a produit une certaine vision du monde, notamment une éthique du respect de l’autre, sur laquelle cependant les philosophes dissertent encore sans se mettre d’accord. Il a enfanté, de concert avec la Grèce, le christianisme. Et aussi l’Occident, suspendu spirituellement entre Jérusalem, Athènes et Rome.
Mais «les» Juifs, c’est tout autre chose. Ils sont comme les trotskistes dont on disait qu’il suffisait qu’ils soient deux pour qu’il y ait entre eux une scission. Bien sûr, ils se sentent appartenir à un peuple et leurs ancêtres confessaient une même religion. Mais, réunis par ce seul critère d’origine ou de confession, certes très important et parfaitement assumé par la plupart d’entre eux, ils sont distincts par tout le reste, la sociologie, la profession, l’idéologie et tant de choses encore. Il est absurde de les assigner à résidence dans l’une des dimensions parmi des dizaines de leur identité, dimension elle-même
protéiforme. Et stupide de tirer de cette seule variable des conclusions générales sur leurs attributs positifs ou négatifs, leurs qualités ou leurs défauts, leurs vices et leurs vertus. Cette reductio ad judaeum n’est jamais de bon augure. Dans le meilleur des cas, si l’on ose dire, elle annonce le communautarisme. Dans le pire, l’antisémitisme. Dans les deux hypothèses, elle est manipulatrice et vise, à partir d’une collection d’individus disparates et singuliers, réunis plus ou moins par une religion, une histoire, une éthique, à fabriquer artificiellement un ensemble homogène et prétendument solidaire, à bien des égards factice.
Bref, les Juifs sont un tas de choses et il y a un tas de Juifs, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils ne sont pas une race. Il n’y a pas «les» Juifs. Il y a, au mieux, «des» Juifs. Il y a surtout des êtres humains avec toute la complexité et la diversité des autres humains. Et chez nous, il y a des Français à part entière, aussi divers que leurs compatriotes, disposant des mêmes droits et des mêmes devoirs qu’eux. C’est d’ailleurs le sens révolutionnaire, en termes de progrès de la civilisation, de la Déclaration des droits de l’homme, née, au fond, de l’idée chrétienne du semblable, et qui, à l’instigation de l’abbé Grégoire et du comte de Clermont-Tonnerre, aboutit à l’émancipation des israélites en 1791: tous les droits aux juifs En tant qu’individus et aucun en tant que nation.
* Dernier ouvrage paru: «Mortelle transparence» (Albin Michel, 2018), coécrit avec Mathias Chichportich.