Echangisme, candaulisme, polyamour : la fidélité s’écrit (aussi) au pluriel

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La sexualité de notre partenaire officiel/le nous appartient-elle ? A priori, non : nous avons supposément libéré nos mœurs, le couple n’est pas une prison, et même si on essayait de poser des limites strictes, certains remous nous échapperaient – les rêves érotiques, les fantasmes, un sourire dans le métro. La moitié des hommes et un tiers des femmes se sont déjà livrés à des escapades : ça fait beaucoup de dérapages. Les valeurs de Mai 68 auraient-elles triomphé, serait-il interdit d’interdire d’aller voir ailleurs ?

Que nenni : 84 % des Français jugent la fidélité essentielle à la survie du mariage (sondage Arval 2016, cité par Le Parisien). Quand le sentiment de posséder l’autre est bousculé, les conséquences peuvent être brutales, puisque les comportements abusifs comme la jalousie seraient à l’origine de 15 % des divorces (selon le site Jurifiable). Une obsession qui va jusqu’au féminicide, lequel se produit le plus souvent lorsque la conjointe essaie de partir ou de divorcer, donc de s’émanciper de la possession du conjoint, comme l’explique Titiou Lecoq sur Slate. Cette angoisse s’inscrit dans un continuum intellectuel difficile à négocier : une petite jalousie montre l’attachement, une grosse jalousie peut tuer… et personne n’est d’accord sur les limites, comme nous l’évoquions dans notre chronique sur la question.

Pourquoi sommes-nous si attachés à l’exclusivité sexuelle ? Si nous étions de la famille royale d’Angleterre ou impériale du Japon, sommés de produire une descendance certifiée pur beurre, cela pourrait se comprendre. Seulement, à l’ère de la contraception, la nécessité de surveiller sa lignée a pris un coup dans l’aile, tandis que les préservatifs nous évitent le risque d’infection.

Du coup, admettons-le : nous n’avons absolument aucune raison pratique d’être jaloux. Quand nos conjoints filent à l’hôtel avec leur collègue préféré pendant la pause déjeuner, ils ne nous « volent » pas de rapport sexuel. Déjà parce que les galipettes ne nous sont pas dues. Mais aussi parce que quand on couche hors couple, par définition, on a envie de coucher avec quelqu’un d’autre.

La fidélité ne se coule pas dans une taille unique

Pourrions-nous alors reconsidérer notre tendance à la possessivité ?Nous parlons là d’une conversation qui n’a pas toujours lieu : la fidélité est-elle choisie, subie, ou installée comme mode par défaut ? Votre partenaire aurait-il ou elle préféré un autre arrangement, qui rende moins difficile la tâche consistant à passer quelques décennies (au mieux) ensemble ? De tels enjeux peuvent-ils relever de simples habitudes culturelles ?

Venons-en donc aux pratiques. Contrairement aux moufles et aux bonnets, la fidélité ne se coule pas dans une taille unique.On pense d’abord à l’infidélité. Seulement, cette dernière réaffirme en creux l’importance d’une fidélité maintenue au moins en façade. Les rapports extraconjugaux ne bousculent pas le statu quo. Résumons à grands traits les alternatives :

– l’échangisme et le libertinage consistent à aller voir ailleurs, mais ensemble (selon des modalités variées).

– le candaulisme consiste à « prêter » son/sa partenaire à d’autres (c’est la version acceptée et sublimée du cocufiage).

– le polyamour permet d’avoir plusieurs partenaires affectifs et/ou sexuels en même temps (même s’il peut y avoir une hiérarchisation des liens, avec une union principale).

Ces trois paradigmes reposent moins sur l’indifférence que sur la compersion. Ce mot, populaire chez les polyamoureux, désigne l’inverse de la jalousie. La compersion consiste à se réjouir du fait que votre partenaire trouve de l’épanouissement sentimental et/ou sexuel ailleurs : l’important, c’est qu’il/elle soit heureux.

On peut sacraliser le lien sans sacraliser le sexe

Dans cette optique, l’autre ne nous appartient pas. Le sexe n’est plus le ciment du couple, qui fait s’effondrer tout l’édifice commun quand il vient à manquer ou être dispersé : il est une composante, mais pas le mur porteur. On peut sacraliser le lien, éventuellement amoureux, sans sacraliser le sexe. Et sans découper le corps en morceaux, dont certaines zones pourraient nous échapper et d’autres nous appartenir.

La jalousie est alors comprise comme le signal d’une vulnérabilité : nous nous sentons menacés parce que nous manquons de confiance en nous, en l’autre, ou en la relation. Mais observons les conséquences. Passer quelques heures avec une autre personne, est-ce vraiment une trahison fondamentale ? Peut-on comparer cette parenthèse avec la réalité longue durée du couple (un présent, mais aussi un passé et un futur en commun) ?

Bien sûr, notre conjoint/e peut tomber amoureux/se. Mais ça n’est pas une question sexuelle, c’est la condition humaine. Qu’il y ait sexe ou pas, attentes de fidélité ou libertinage revendiqué, nous sommes logés à la même enseigne. Par ailleurs, nous pouvons multiplier les sentiments : c’est le temps, alors, qui vient à manquer – et la question perd de sa charge émotionnelle pour devenir plus logistique (en dédramatisant un bon coup).

L’argument voulant que la sexualité soit ce que nous partageons d’unique avec notre partenaire peut, pour sa part, se retourner contre ses défenseurs.Soit le sexe est effectivement unique, et notre rival/e ne va pas faire exactement comme nous, pas avec la même sensibilité, et pas avec le même corps. Soit le sexe se résume à une gymnastique qu’une autre personne pourrait copier, et nous sommes dans la panade : de quel droit demander à l’autre de considérer notre sexualité comme exclusive… si les rapports sexuels n’ont rien d’exclusif ou de spécial ?

Réfléchissez, négociez, verbalisez

Mais peut-être sommes-nous, tout simplement, attachés à la fidélité. Elle nous séduit, elle nous convient. De fait, notre culture nous encourage à la considérer comme souhaitable et naturelle : le consensus n’est pas absolu, mais il y a dans l’exclusivité quelque chose qui nous sécurise, qui nous émancipe de la compétition du marché sexuel… et des autres compétitions. La possession sexuelle du conjoint (pour le dire brutalement) est en effet d’autant plus cruciale que nous devons déjà faire face au chamboulement constant des rapports familiaux, amicaux et professionnels, qui nous font bien comprendre que nous sommes dispensables, remplaçables, interchangeables. Face à ce risque de dissolution, notre vie amoureuse nous remet au centre du jeu, comme pièce maîtresse. Ce qui nous fait courir un autre danger : si on perd l’autre, on se perd soi-même.

Tout cela est terriblement romantique(surtout juste après la Saint-Valentin) ; cependant, est-il raisonnable de faire reposer nos doutes existentiels et notre intégrité sur notre partenaire ? Et surtout : pourquoi cet attachement se porte-t-il spécifiquement sur le sexe, alors qu’il pourrait porter par exemple sur la domesticité (« promets que tu ne feras jamais la lessive sans moi ») ? Si nous ajoutons à cette nébuleuse le fait que notre conception de l’exclusivité soit personnelle et mouvante, cela fait beaucoup d’eaux troubles.

Du coup, quelle que soit votre préférence, ne noyez pas le poisson : réfléchissez, négociez, verbalisez, dans le détail. Cette chronique n’a pas pour vocation de promouvoir une formule spécifique, seulement de questionner des habitudes si solidement acquises qu’elles laissent finalement peu de place à nos préférences réelles. Il existe d’autres options, vivables, heureuses, fondées sur d’autres formes d’honnêteté, d’autres négociations, d’autres conceptions de la tendresse.

Du jardin secret à la ceinture de chasteté, de l’ubérisation des partenaires à l’aventure au sein du couple, la possessivité s’écrit au singulier – et ses alternatives, au pluriel.

LE MONDE

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