par GÖNÜL TOL et ALEX VATANKA
A tous égard, c’est une année difficile pour l’Iran. La récente révélation d’un complot iranien présumé visant à assassiner l’ambassadeur saoudien à Washington s’ajoute à une année où les querelles entre l’ayatollah Ali Khamenei et le président Mahmoud Ahmadinejad ont ébranlé la cohésion interne, et la crise dans la Syrie voisine a menacé de faire chuter le plus proche allié de l’Iran dans le monde arabe, celui à travers lequel il soutient le Hezbollah et le Hamas.
Moins remarquée, peut-être, mais tout aussi importante, a été la détérioration marquée des relations avec l’autre partenaire important de l’Iran dans la région, la Turquie. Non seulement les révolutionnaires et manifestants arabes ont bien compris la tentative maladroite de l’Iran de s’attribuer une partie du crédit du printemps arabe, mais en plus la Turquie a habilement capitalisé sur les changements exceptionnels qui ont lieu au Moyen-Orient pour accroître son influence et son prestige parmi les populations arabes, au détriment de son ancien partenariat avec l’Iran.
Certes, la relation étroite et coordonnée entre les deux pays est assez récente, puisqu’elle résulte de l’élection en Iran du président Mohammed Khatami en 1997 et de l’arrivée au pouvoir en Turquie du parti islamique AKP, en 2002. De nombreux analystes occidentaux, légitimement inquiets de cette nouvelle alliance, ont à tort expliqué ces liens grandissants par un penchant religieux commun.
Cependant, pendant des siècles, jusqu’à l’élection de 2002, Ottomans et Perses ont lutté pour le pouvoir et l’influence au Moyen-Orient et en Asie centrale. Cette rivalité s’est ravivée. À cet égard, le printemps arabe illustre deux réalités fondamentales : tout d’abord, ce sont des intérêts politiques et économiques concrets qui ont motivé l’intensification des relations turco-iraniennes au cours des dix dernières années, et non pas une vision partagée d’un état religieux. Ensuite, l’issue de la rivalité d’influence actuelle aura une incidence sur l’architecture de la sécurité au Moyen-Orient pour les années à venir. Les récentes positions turques ont désormais ruiné tout espoir iranien qu’Ankara rejoigne le front du refus, composé de l’Iran, de la Syrie, du Hamas et du Hezbollah, et qui vise à s’opposer à l’Occident. La politique récente d’Ankara indique clairement que la Turquie voit ses intérêts en termes de sécurité du côté de l’Occident.
Les signes d’une intense rivalité irano-turque sont apparus avant même le début du printemps arabe. Par exemple, en mai 2010, l’Iran a réagi jalousement à la vague de soutien populaire arabe envers Ankara générée par l’expédition d’une flottille pour Gaza. Mais c’est la réaction de la Turquie, cet été, face à l’insurrection syrienne, qui a particulièrement agacé Téhéran. Mi-août, le gouvernement turc a changé sa politique et vivement critiqué la répression violente du régime d’Assad. Ankara a ensuite commencé à accueillir des réunions de l’opposition syrienne, et en septembre le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a annoncé qu’il avait coupé tout dialogue avec Damas.
Le revirement de la Turquie a eu lieu malgré les demandes répétées faites par l’Iran à Ankara pour que la Turquie maintienne son soutien au gouvernement syrien, un allié stratégique de Téhéran. Les médias d’état iraniens ont intensifié leur propagande contre les dirigeants turcs, les accusant d’avoir retourné leur veste afin de permettre à la Turquie de devenir une base pour une intervention militaire occidentale en Syrie, selon le modèle libyen.
Par ailleurs, la provocation de l’Iran par la Turquie est allée plus loin que la simple critique du régime d’Assad. Lorsque Erdogan a fait la « tournée du printemps arabe » en Egypte, Libye et Tunisie en septembre, il a exhorté ses hôtes arabes à adopter la laïcité dans leurs nouvelles constitutions et a plaidé pour un « islam démocratique ». C’est cet accent mis sur l’aspect laïc qui a clairement touché la corde sensible des théocrates qui dirigent l’Iran, dont l’idée de démocratie se limite à la tenue d’une mascarade électorale en 2009 et qui croient ardemment en la doctrine du Velaayat e-Faghih, un gouvernement par le clergé.
Le fait que l’AKP au pouvoir en Turquie prenne le dessus sur le régime chiite de Téhéran en termes d’influence sur les populations arabes a conduit les iraniens à accuser les turcs d’être le fer de lance d’une campagne d’importation d’un « islam américain » dans la région, sous entendant que seul l’Iran représente un modèle révolutionnaire islamiste indigène.
Huile sur le feu, Ankara a accepté le 15 septembre d’installer des radars américains sur son sol dans le cadre d’un bouclier de défense antimissile de l’OTAN déployé essentiellement pour se défendre contre les missiles iraniens. Téhéran le sait bien, le bouclier a pour vocation principale de défendre Israël contre la menace de missiles iraniens, affaiblissant ainsi l’un des atouts militaires de l’Iran contre son ennemi déclaré.
La semaine dernière, le général Yahya Safavi, haut conseiller militaire de Khamenei, a sommé la Turquie de reconsidérer sa politique envers la Syrie, sa participation au bouclier antimissile de l’OTAN, et sa promotion de la laïcité. Safavi a accusé la Turquie d ‘”agir en ligne avec les objectifs américains“ et a averti qu’un tel comportement ne serait pas toléré par les voisins d’Ankara en Iran, Syrie et Irak.
Les relations tendues entre l’Iran et la Turquie pourraient bientôt se détériorer plus encore, Ankara soupçonnant de plus en plus l’Iran d’accroître son soutien au parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) basé en Irak, comme il l’a fait dans les années 1990. Depuis 1999, la Turquie et l’Iran ont coopéré dans la lutte contre le PKK, signant cette année là un accord portant sur l’échange de renseignements et la coordination des opérations anti-insurrectionnelles. L’accord prévoyait également que la Turquie aide l’Iran à combattre deux groupes dissidents iraniens basés en Irak, les Moudjahiddines du peuple (MKO) et, après 2004, le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK).
Cette coopération anti-insurrectionnelle a subi un couac en août, lorsque les forces de sécurité iraniennes auraient capturé un haut dirigeant du PKK, Murat Karayilan, mais ne l’auraient maintenu en détention que brièvement. La « fuite » de Karayilan, malgré les renseignements fournis par Ankara à Téhéran, a fait naître des soupçons chez les turcs qui considèrent que l’Iran aurait délibérément laissé partir Karayilan, pour l’utiliser éventuellement comme un atout contre Ankara. Le refus de l’Iran en septembre de répondre à l’appel des turcs pour des opérations conjointes contre le PKK dans les montagnes de Qandil ont accru ces soupçons.
Afin de contrebalancer le possible soutien iranien au PKK, la Turquie a resserré ses liens avec l’Irak. Le ministre des Affaires étrangères irakien, Hoshyar Zebari, a rendu visite à la Turquie ce mois-ci et, dans les réunions avec le président turc Abdullah Gül et d’autres, il aurait promis d’aider la Turquie dans la défense de sa sécurité.
L’augmentation récente des attaques du PKK contre la Turquie, et le manque de soutien syrien et iranien dans la lutte contre ce groupe terroriste, pourrait raviver la politique étrangère sécuritaire des années 1990 en Turquie, ce qui aggraverait plus encore les tensions avec Damas et Téhéran.
Parmi les nombreuses conséquences du Printemps arabe, il faut citer la divergence croissante entre les intérêts turcs et iraniens. Alors que la Turquie s’est adroitement adaptée aux nouvelles réalités politiques dans la région, l’Iran, en dépit de sa rhétorique révolutionnaire, va devenir de plus en plus isolés, apparaissant comme un des régimes les plus corrompus et autocratiques dans un environnement en mutation rapide. Ankara et Téhéran promeuvent clairement deux options différentes pour la région, et leur influence à long terme dans le monde arabe dépendra dans une large mesure, de la vision finalement retenue par les pays arabes.
Gonul Tol est le directeur du Centre d’études turques au Middle East Institute. Alex Vatanka est chercheur du Middle East Institute et de l’Ecole des opérations spéciales de l’US Air Force.