Cet article se propose d’expliquer les raisons du silence et de la discrétion dans lesquels le parti Baath, naguère encore « parti dirigeant de l’Etat et de la société » en Syrie, semble se terrer depuis le début du soulèvement populaire. Il montrera, en rappelant dans quelles conditions le Baath a accédé au pouvoir, en 1963, que ce mutisme est en quelque sorte imposé à ses dirigeants civils par leurs camarades militaires, dont le poids dans la décision l’emporte sur le leur. Il montrera comment, parvenu au sommet du parti et de l’Etat en raison de son appartenance à l’armée, Hafez al-Assad s’est désintéressé du Baath et l’a réduit, quand il n’en a plus eu besoin, au rôle d’auxiliaire des services de renseignements. Il montrera enfin que, n’ayant jamais été baathiste avant de devenir le plus haut responsable du parti, comme il a accédé au plus grade de l’armée pour en devenir le chef cinq ans seulement après le début de sa formation militaire, Bachar al-Assad éprouve pour le parti qu’il dirige les mêmes sentiments que son père.
Quelques semaines avant le premier anniversaire du début de la révolution, Bachar al-Assad faisait adopter, le 26 février 2011, une nouvelle Constitution. L’une de ses nouveautés les plus remarquées, par rapport à la Constitution de 1973 jusqu’alors en vigueur, était le retrait au parti Baath de son titre et de ses prérogatives de « dirigeant de l’Etat et de la société » (art. 8). Bachar al-Assad imaginait sans doute que cette nouvelle disposition contribuerait à désamorcer le mécontentement populaire. La suppression de cet article, qui contredisait le principe d’égalité entre tous les citoyens inscrit ailleurs dans le texte, faisait partie des revendications exprimées avec le plus de force au cours des premières semaines du soulèvement. Malheureusement, faute d’avoir répondu à temps à cette demande et, surtout, pour n’avoir opposé que le mépris et la violence aux aspirations du peuple syrien à plus de dignité et de justice, le jeune président ne satisfaisait pas les contestataires. Au cours de leurs manifestations hebdomadaires, ils avaient déjà réclamé beaucoup plus : le « retrait de la légitimité » de Bachar al-Assad (le 24 juin 2011) et le « dégagement » pur et simple (le 1er juillet 2011) du « traître qui tue son peuple ».
En cherchant à accorder une satisfaction symbolique à ceux qui contestaient sa légitimité et exigeaient qu’il abandonne sa place, le chef de l’Etat reconnaissait implicitement que le parti qui lui avait permis d’accéder au pouvoir, en juillet 2000, ne dirigeait en réalité rien du tout, et que son rôle dans l’Etat comme dans la société n’était au mieux qu’un rôle de façade. A dire vrai, il en était ainsi depuis le coup d’état du 8 mars 1963. Des officiers baathistes, membres d’un Comité militaire dont faisait partie le colonel Hafez al-Assad, s’étaient alors emparés du pouvoir, avec l’aide d’officiers nasériens qu’ils s’étaient empressés d’éliminer en organisant contre eux des procès iniques. Ils avaient immédiatement imposé l’état d’urgence et rapidement promulgué les lois d’exception qui allaient leur permettre d’exercer leur contrôle sur le pays durant près de 50 ans. Ils avaient interdit tous les partis politiques à l’exception de celui dont ils tiraient les ficelles et qui leur servait de paravent. Ils avaient finalement interdit la presse privée et nationalisé les médias, réduisant les journaux gouvernementaux à de simples organes de propagande.
Le coup de force des militaires, qui témoignait de leur mainmise sur le Baath et menaçait de paralysie la vie politique, avait conduit nombre de ses dirigeants civils de la première heure à quitter une formation où ils n’avaient plus leur place, dans laquelle ils ne se reconnaissaient plus et dont ils désapprouvaient la militarisation et l’instrumentalisation. Les choses n’avaient pas changé lorsque, en 1970, Hafez al-Assad promu général et ministre de la Défense suite à ses hauts-faits durant la Guerre de 1967, s’était imposé à la tête de l’Etat. Il avait liquidé ou embastillé pour des décennies ses principaux rivaux, dont son prédécesseur le président Noureddin al-Atassi, un civil sous influence étroite de son premier ministre, le général Salah Jadid. Mais il n’avait rien modifié à un système qui le laisserait libre d’exercer la réalité du pouvoir avec les officiers dont il choisirait de s’entourer, tout en imputant au Commandement régional du parti dont il était le plus haut personnage la responsabilité d’orientations et de décisions auxquelles ses membres civils étaient certes parfois associés, mais sur lesquelles ils étaient loin d’avoir le dernier mot.
La marginalisation des responsables civils du parti était apparue dans toute sa dimension à la fin des années 1970 et au début de la décennie 1980. Au lieu de rechercher une solution politique à la crise et aux mécontentements dont la confrontation avec les Frères Musulmans n’était qu’un élément, les militaires avaient choisi le recours à la force. Sous l’influence du général Rifaat al-Assad, frère et éminence grise du chef de l’Etat, qui s’était doté d’une armée particulière à sa dévotion, les Brigades de Défense, ils avaient opté – déjà… – pour une stratégie de l’escalade dans laquelle ils auraient toujours un coup d’avance, et pour l’éradication définitive, par la force des armes, de la contestation. Ils n’avaient pris la peine de consulter les membres civils du Commandement régional, ni après le massacre des aspirants alaouites de l’Ecole d’Artillerie d’Alep, le 16 juin 1979, ni après l’attentat avorté contre Hafez al-Assad, le 26 juin 1980.
Rifaat al-Assad, qui s’était opposé à Alep aux mesures d’apaisement ordonnées par son frère, n’avait pris l’aval de personne lorsqu’il avait décidé de sanctionner cette dernière tentative en ordonnant le massacre, dans leurs cellules du bagne militaire de Palmyre, de plusieurs centaines – certains parlent même d’un millier – de Frères Musulmans… En février 1982, pour avoir les mains libres et régler le soulèvement de la ville de Hama à leur manière, Hafez al-Assad et son entourage avaient interdit la diffusion de la moindre information sur le siège de la ville, le blocus alimentaire imposé à sa population, la destruction de quartiers entiers et le massacre systématique de leurs habitants. Mais ils avaient également tenu les membres civils du Commandement régional dans l’ignorance du drame et des méthodes radicales qu’ils mettaient en œuvre afin de réduire la rébellion, et, surtout, pour donner une leçon qu’ils voulaient « inoubliable » à la composante sunnite de la population syrienne.
Ayant fait le constat à cette occasion que le parti Baath ne lui avait été d’aucune utilité, que ce soit pour anticiper la révolte ou pour dissuader les contestataires, Hafez al-Assad lui avait retiré sans le dire la responsabilité de « diriger l’Etat et la société ». Désormais ce seraient les services de renseignements qui joueraient ce rôle, sans en avoir le titre. C’est par eux que les Syriens devraient passer pour régler les multiples problèmes de leur vie quotidienne, et c’est auprès d’eux qu’ils devraient solliciter les mille et une autorisations – de se déplacer, de déménager, de se marier, d’ouvrir un commerce… – qui permettraient au pouvoir de contrôler les agissements publics et privés de la population. Dans l’accomplissement de leur mission, pour surveiller les gestionnaires et les responsables, et pour être en mesure de fournir au chef de l’Etat les informations dont il avait besoin pour nommer partout et à tous les niveaux des fidèles, les moukhabarat pourraient s’appuyer à leur convenance sur les militants du parti. Présents sur la totalité du territoire national et jusque dans les moindres villages, ceux-ci se voyaient ainsi réduits au rôle peu glorieux d’informateurs (moukhbirîn) institutionnels.
Rien ne saurait mieux traduire le désintérêt de Hafez al-Assad pour le parti Baath, qui lui avait servi naguère de tremplin pour parvenir au pouvoir, que son « oubli » de le convoquer en congrès durant 15 ans. Informé des récriminations qui s’exprimaient de la base au sommet du parti, il avait inventé, pour ne pas leur fournir l’occasion de s’exprimer, une nouvelle instance, le Comité central. Il était certain de sa souplesse et de son absolue soumission à ses directives et orientations. Outre un tiers d’officiers supérieurs de l’armée et des services, ce Comité comprenait en effet parmi ses 90 membres des anciens ministres, des anciens membres du Commandement régional, des chefs ou des anciens chefs des organisations de masse, des responsables ou des anciens responsables des syndicats professionnels, des hauts fonctionnaires encore en activité ou à la retraite…, bref des apparatchiks que leurs intérêts associaient davantage au régime qu’au peuple dont ils étaient censés être la voix. Parallèlement, Hafez al-Assad enfouissait au fond de ses tiroirs les propositions de réforme du parti Baath que certains membres civils du Commandement régional lui faisaient passer, dans l’espoir que, en réduisant l’influence des militaires dans la décision, ils puissent récupérer la part de responsabilité et de pouvoir dont ils étaient privés depuis 1963.
En laissant inchangé le Commandement régional durant tout ce temps, Hafez al-Assad espérait bien le neutraliser. Il imaginait sans peine que ses membres civils imiteraient leurs camarades militaires qu’il avait toujours laissés libres – quand il ne les y avait pas encouragés – de détourner les matériels, les matériaux et les véhicules de leurs unités, voire de s’enrichir au détriment des hommes qu’ils commandaient en tarifant les autorisations de sortie et les permissions. Affaiblis et compromis par leur corruption, qui faisait l’objet de dossiers en sa possession, ils ne pouvaient que renoncer à contester sa prééminence et accepter sans broncher sa reconduction à la tête de l’Etat lors des référendums présidentiels organisés tous les 7 ans. Comme les militaires, ses camarades civils se neutraliseraient donc en se livrant aux détournements de fonds et aux trafics d’influence. Celui lui permettrait, si nécessaire et en temps opportun, de les sanctionner ou, comme le Premier ministre Mahmoud al-Zoubi au printemps 2000, de les pousser au suicide.
(A suivre)