Le ralentissement de l’activité et le confinement vont aggraver la crise économique que traverse le pays
REPORTAGE BEYROUTH- correspondance
Volontaire de longue date, Ramy Finge connaît bien les faubourgs miséreux aux marges de Tripoli, la ville la plus pauvre du Liban, lui qui fut l’un des coordinateurs locaux du soulèvement populaire contre la classe politique qui a éclaté en octobre 2019 au pays du Cèdre. « Je vois ces jours-ci une détresse inouïe, lors des distributions de nourriture : des septuagénaires en pleurs, des gens munis de sacs en plastique en guise de récipients… Ils me demandent : “Allez-vous revenir demain ?” », décrit avec émotion ce dentiste de 54 ans, mobilisé pour servir des repas aux habitants des banlieues tripolitaines, en ces temps de confinement lié au nouveau coronavirus. « Comme tout le monde, les plus démunis doivent rester chez eux. Mais ils n’ont aucune ressource », s’alarme le soignant, joint par téléphone.
Déflagration sociale
Au Liban, le premier cas de Covid-19 a été diagnostiqué en février. Vendredi 10 avril, 20 décès dus au coronavirus avaient été enregistrés depuis l’apparition locale de la pandémie. Prolongé jusqu’au 26 avril, le confinement a été annoncé le 15 mars par le gouvernement dirigé par le premier ministre Hassan Diab, avec la suspension des commerces non essentiels. Avant cette date, restaurants et bars avaient déjà dû fermer. Les écoles aussi. Le pays est isolé. A l’exception du rapatriement en cours des Libanais de l’étranger, les vols ont été suspendus, et les postes-frontières avec la Syrie bouclés.
Le ralentissement de l’activité exacerbe les difficultés, dans un pays secoué par une grave crise financière et économique depuis l’automne 2019. La dépression s’était déjà fait sentir avant la crise sanitaire, avec la difficulté croissante de familles à s’acquitter des frais de scolarité de leurs enfants (la majorité des élèves sont scolarisés dans le privé) ou à se soigner. Selon un responsable du ministère des finances, près de 45 % de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté. Ce taux était évalué à un tiers avant l’automne. « L’appauvrissement va s’accélérer avec la crise du Covid-19. Des entreprises, dans la restauration [des centaines de restaurants ont déjà mis la clé sous la porte depuis octobre] ou l’industrie, sont menacées de faillite, ce qui signifierait de nouveaux licenciements », considère le ministre de l’économie, Raoul Nehmé. Selon le cabinet d’analyses Infopro, près de 220 000 emplois ont déjà été supprimés entre octobre 2019 et janvier 2020. La mise à l’arrêt du pays fragilise aussi la main-d’œuvre du secteur informel (plus de la moitié des travailleurs au Liban).
La déflagration sociale en cours représente un défi supplémentaire pour le gouvernement formé en janvier, dans un contexte très délicat. La dette publique a atteint 92 milliards de dollars (84,4 milliards d’euros), soit 170 % du produit intérieur brut, et le pays s’est déclaré en défaut de paiement sur sa dette, début mars, pour la première fois de son histoire. « Nous n’avons pas de ressources financières pour soutenir les entreprises, constate le ministre.Notre priorité, pour l’instant, est de venir en aide aux plus pauvres. » Une somme de 400 000 livres libanaises (142 dollars, selon le cours sur le marché non bancaire, soit 131 euros) par famille vulnérable libanaise devrait être distribuée à partir du 14 avril. Mais ce plan est critiqué pour son manque de clarté, et moins de 200 000 foyers touchés par la crise sont concernés, vu le montant de l’enveloppe allouée (75 milliards de livres libanaises). ONG ou entrepreneurs ont appelé le gouvernement à d’autres mesures de soutien, comme le gel des remboursements de prêts, pour les particuliers ou les sociétés.
Gestes de désespoir
Le dénuement pousse certains à tenter de continuer de travailler, malgré le risque de sanctions. Avec, parfois, des gestes de désespoir. Début avril, un homme a menacé de s’immoler à Saïda, dans le sud du pays, après avoir reçu une amende pour avoir ouvert son échoppe, selon la presse locale. En mars, un chauffeur de taxi, verbalisé pour son activité, avait incendié son véhicule aux portes de Beyrouth. Malgré le couvre-feu nocturne imposé, de petites manifestations ont eu lieu en banlieue, au sud de la capitale, ou à Tripoli, dans le nord, pour dénoncer les conditions économiques.
Dans la ville septentrionale, où près de 60 % des ménages vivaient sous le seuil de pauvreté avant la crise financière, le secteur associatif « est mobilisé pour aider les plus démunis », souligne le docteur Ramy Finge. Les repas qu’il délivre sont financés par des dons privés et préparés à la « cuisine de la révolution », délocalisée après le démantèlement par l’armée, le 7 avril, des tentes de la place Al-Nour à Tripoli, où ont eu lieu des manifestations pendant plusieurs mois. Ailleurs dans le pays, la solidarité est aussi à l’œuvre, mais les besoins sont grands. Depuis la mi-février, les prix de l’alimentation ont augmenté de plus de 13 %, selon l’association de protection des consommateurs, une entité privée. D’après certaines projections, la croissance devrait être négative pour 2020, et l’inflation dépasser 25 %. A ce fléau s’ajoutent, pour les Libanais, la dégringolade du pouvoir d’achat – la monnaie a lourdement chuté face au dollar sur le marché non bancaire – ainsi que les restrictions draconiennes imposées par les banques sur les retraits.
Pour parer à l’urgence sociale, le gouvernement a demandé à plusieurs reprises un soutien international. Mais les considérations politiques (pour d’habituels bailleurs comme l’Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis, qui battent froid au cabinet d’Hassan Diab, soutenu par le Hezbollah et ses alliés) et le repli mondial, depuis l’irruption de la pandémie, pourraient compliquer la donne. La détresse et le mécontentement populaire risquent de redoubler face à l’exacerbation de la crise économique.