Le régime syrien est malheureusement en voie de gagner le défi qu’il s’est lancé à lui-même dès le début du mouvement de contestation.
Non pas le défi de faire quitter la rue aux centaines de milliers de Syriens qui manifestent de façon pacifique depuis près de six mois maintenant : l’abandon est pour eux une option exclue, parce qu’ils n’ont pas enduré les épreuves et les tortures dont le monde entier a pu juger l’horreur pour rentrer chez eux bredouilles, et parce qu’ils savent que renoncer maintenant c’est s’exposer à subir un surcroit de sauvagerie de la part des services de sécurité.
Non pas le défi de mettre en œuvre les réformes attendues depuis des décennies par la population : celles que Bachar Al Assad a consenti à annoncer du bout des lèvres après avoir longtemps tergiversé ne sont que des mesures en trompe-l’œil, destinées à faire patienter encore des Syriens qui n’en peuvent plus, sans remettre en cause une once de son pouvoir, sans toucher le moins du monde aux privilèges et intérêts de son clan, et sans fixer de limites à la barbarie ordinaire de ses services de sécurité et de leurs nervis.
Non pas le défi de réunir autour d’une table de négociations l’ensemble des Syriens aspirant au changement : frappé d’autisme depuis son accession à une fonction qu’il imagine avoir acquise grâce à ses mérites et à l’amour de ses sujets, Bachar Al Assad n’a jamais dialogué qu’avec lui-même ou avec des membres choisis de son entourage de profiteurs et de bénis oui-oui.
Ce qu’il est malheureusement en voie de gagner, c’est le défi cynique d’entrainer certains de ses concitoyens, uniquement avides de liberté et de dignité mais trop longtemps exposés dans l’indifférence internationale aux balles des militaires, aux tortures des moukhabarat et aux exactions des chabbiha, à céder à la tentation de recourir aux armes. Faut-il rappeler que « cynique », qui en grec renvoie au chien, signifie la perte de tout sens moral?
Face à une telle situation, les partisans du régime ne manqueront pas de crier victoire, trop heureux qu’à force de provocations, le président devant lequel ils se prosternent pour heurter les sentiments des manifestants puisse enfin dire vrai lorsqu’il affirme que son armée se bat contre des « gangs de terroristes armés ». Malheureusement pour eux, une fois encore, il ment.
Ce que les Syriens ne supportent plus et ce que la communauté internationale supporte de moins en moins, c’est d’entendre le régime syrien tirer parti de l’existence ici et là de quelques individus ou de quelques groupes armés… qu’il a appelés de ses vœux et qu’il a contribué à créer, pour justifier que les militaires et les forces de sécurité ouvrent le feu sans sommation sur des cortèges de manifestants, qui, eux, ne détiennent et n’exhibent aucune arme. Les Syriens peuvent admettre que les soldats tirent sur ceux qui leur tendent des embuscades, pour les empêcher d’accéder à leurs villages ou à leurs quartiers, pour venger les leurs ou pour s’emparer de leurs munitions. Mais ils ne peuvent, et le monde entier avec eux, que se scandaliser d’entendre le plus haut responsable de l’Etat syrien nier l’évidence et qualifier « le mitraillage délibéré » de ses concitoyens dépourvus d’intentions bellicistes « d’affrontements » avec des éléments armés, qui de toute évidence ne sont pas les « terroristes » qu’il affirme et ne se trouvent pas là où il le prétend.
Tout le monde sait que, durant les premières semaines de manifestations, les seules revendications des protestataires concernaient la liberté et la dignité dont ils avaient été trop longtemps spoliés. Pourquoi auraient-ils eu besoin d’armes, puisqu’il n’était question alors ni de renverser le régime, ni de contraindre au départ le chef de l’Etat ? Pourtant, dès ce moment-là, Bachar Al Assad a fait donner la troupe et lâché ses chiens de garde. Ni son pouvoir, ni l’état syrien n’étaient alors en danger. Mais il n’avait aucune intention d’accorder à sa population ce que celle-ci lui réclamait, pour ne pas ouvrir la boite de Pandore des concessions. Non pas parce que les revendications de la rue étaient illégitimes, mais parce qu’il savait qu’à un moment ou un autre elles finiraient par l’atteindre.
Pour contraindre les Syriens à abandonner l’idée de poursuivre leur mouvement, ce qui impliquait qu’ils se retirent des rues, il a donc aussitôt ordonné à son armé de tirer à balles réelles sur les manifestants. Près de 3 000 d’entre eux y ont déjà laissé la vie. Autant ont disparu. D’autres milliers ont été blessés, certains handicapés à vie. Des dizaines de milliers ont connu l’enfer des geôles du régime. Et ce n’est pas fini… Mais que pèse à Bachar Al Assad la vie des Syriens, lui qui a reçu de son père « la barbarie en héritage » et qui a démontré en quelques années de pouvoir que, digne fils de Hafez Al Assad, il était disposé à payer le prix de son maintien au pouvoir en « résistant au Liban jusqu’au dernier Libanais et en Palestine jusqu’au dernier Palestinien ». Alors pourquoi pas en Syrie jusqu’à son dernier habitant ?
Les Syriens avides de liberté et de dignité, qui restent dans leur immense majorité pacifiques, déplorent et condamnent les initiatives de certains de leur compatriotes. Mais ils en comprennent les raisons. Et ils se tournent avec plus d’insistance encore vers la communauté internationale, c’est-à-dire vers nous, pour nous supplier de ne pas les abandonner au démon de la guerre civile qui les guette.
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