La mort d’Oussama Ben Laden, son dernier grand rôle

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Le printemps arabe avait signifié la mort politique d’Al-Qaida, laquelle a précédé de peu la mort physique de son chef charismatique. La chronologie est d’une ironique logique, même s’il s’agit d’une coïncidence. En dix ans, nous sommes passés du summum du clash des civilisations, avec l’effondrement des tours du World Trade Center, à un retournement de la culture politique du monde arabe : finie la fascination pour un chef charismatique (Nasser, Boumediène, Khomeyni), dont les successeurs sont devenus des despotes au petit pied, finie la fusion incantatoire avec de grandes causes mythiques, du panarabisme ou panislamisme en passant par la défense du peuple palestinien, finie l’invocation d’un complot impérialiste ou sioniste chaque fois qu’une dissidence demande à se faire entendre.

Aujourd’hui, dans le monde arabe, on est passé dans la politique au bon sens du terme : la diversité n’est plus perçue comme une négation de l’unité du peuple, le pluripartisme entre dans les moeurs, le principe des élections et de l’alternance est accepté, même si c’est parfois à reculons pour la vieille génération des Frères musulmans. Or, le discours d’Al-Qaida était aux antipodes de cette nouvelle culture politique et n’a rien à dire sur les événements actuels sinon à reprendre l’antienne sur le complot étranger, se rangeant ainsi dans le camp des dictateurs. En fait, le discours d’Al-Qaida concentrait deux généalogies à l’opposé de cette nouvelle culture démocratique. Tout d’abord, un radicalisme tiers-mondiste et global, venu de l’ultra-gauche des années 1970, quand la Bande à Baader coordonnait avec des groupes palestiniens d’extrême gauche le détournement simultané d’avions.

On retrouve dans les deux cas l’entraînement de combattants internationalistes dans des camps installés au coeur des guérillas à la mode (la vallée de la Bekaa hier, l’Afghanistan plus tard), le goût de l’action spectaculaire sans souci des victimes innocentes, la mise en scène de l’exécution d’otages condamnés par un tribunal révolutionnaire puis islamique (le groupe Zarqawi en Irak utilisait l’exacte mise en scène inaugurée par les Brigades rouges italiennes lors de l’assassinat d’Aldo Moro), l’invocation incantatoire du conflit palestinien, la dénonciation de l’impérialisme américain, et la volonté, inaugurée par Che Guevara, d’attirer les troupes américaines sur de nouveaux théâtres d’opération afin de les y enliser.

A cela s’ajoutait une deuxième généalogie : celle de l’islam radical inspiré de Saïd Qotb (Frères musulmans), à savoir un profond pessimisme sur la capacité des sociétés musulmanes à se régénérer, et une vision rédemptrice de la mort sacrificielle du héros solitaire (bien loin de la simple mort sur le champ de bataille, qui est accidentelle mais jamais une fin en soi dans la définition classique du djihad militaire).

Al-Qaida n’a jamais été un parti politique de type léniniste, entouré d’organisations satellites et développant une « action de masse », c’est-à-dire un travail de pénétration de la société par des réseaux militants. Al-Qaida n’existe que par l’action, ou plus exactement par la mise en scène d’actions spectaculaires. L’organisation a donc besoin du relais médiatique : besoin d’images, de mise en scène, de suspense aussi : quand Al-Qaida va-t-il frapper ? Où sont les cellules dormantes, les infiltrés, les camps d’entraînement ? Cela marche parce que l’opinion publique occidentale est invitée à participer à cet imaginaire : on nous met en garde aujourd’hui contre les « représailles » d’Al-Qaida, ce qui montre que l’organisation n’a plus besoin d’exister pour être.

Al-Qaida a vécu sur un imaginaire qui fascinait aussi bien les candidats terroristes que les experts du choc des cultures ou de la troisième guerre mondiale : l’imaginaire d’une géostratégie où le monde musulman encerclait un Occident vieilli et affaibli, tout en le pénétrant par l’immigration. Et les vigies de monter sur leur mirador pour regarder la poussière soulevée par les colonnes d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) dévalant les dunes du Sahara en rêvant de Gibraltar.

On pense l’intégration des immigrés en termes théologiques de compatibilité de l’islam avec, au choix… la démocratie, la laïcité, le droit des femmes, etc. On lance appel sur appel à la « réforme » de l’islam (il faudrait relire Luther pour voir que la réforme, en matière de religion, n’a pas forcément à voir avec le libéralisme, le féminisme et… la lutte contre l’antisémitisme !).

On a simplement oublié qu’Al-Qaida n’a jamais été une organisation installée au coeur du monde arabe. Elle n’a jamais pu prendre pied en Egypte, au Liban, en Palestine, ni même en Irak, où le mouvement a été expulsé par les sunnites irakiens eux-mêmes. Son histoire au Moyen-Orient est celle d’un échec permanent : elle n’a jamais réellement menacé les régimes qu’elle honnissait. Or certains de ces régimes sont tombés au bout de quelques semaines de manifestations pacifiques.

Al-Qaida a toujours été un mouvement de la périphérie, recrutant à partir des années 1990 parmi des jeunes totalement mondialisés et presque jamais enracinés dans une communauté locale. Le profil type, comme celui de Mohammed Atta, l’un des pilotes auteurs de l’attentat du 11-Septembre, est d’être né dans un pays, éduqué dans un autre et agissant dans un troisième. On retrouve beaucoup de jeunes musulmans de seconde génération, totalement occidentalisés et passant brutalement dans la fascination pour la violence politique, sans même, pour la plupart d’entre eux, vivre d’abord une longue période de retour à la pratique religieuse.

Dans les groupes qui apparaissent en France, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, on trouve une surreprésentation, par rapport aux Arabes, de personnes d’origine pakistanaise, africaine, antillaise, ainsi que des convertis (comme la catholique Muriel Degauque, l’hindou Dhiren Barot, ou Adam Gadahn d’origine juive).

La fascination pour Al-Qaida est une fascination pour un récit héroïque : un individu isolé (et souvent en rupture avec son environnement) venge les souffrances d’une oumma globale et virtuelle en commettant un attentat ; par sa mort, il devient un héros. Al-Qaida a besoin d’une « mise en scène » : le volontaire de la mort se fait filmer avant de passer à l’action, les exécutions d’otages se font devant la caméra en suivant un rituel macabre. La continuité de la mise en scène est ensuite assurée gratuitement par les médias : passage en boucle de l’attaque contre le World Trade Center, gros titres sur n’importe quel attentat où meurent des Occidentaux innocents. L’effet miroir accentue la peur et donne à l’action d’Al-Qaida une dimension mondiale et apocalyptique qui est, dans le fond, sa seule véritable capacité de nuisance. La « victoire » de Ben Laden est d’avoir occupé l’espace médiatique, contraint l’Occident à le mettre au coeur de ses peurs et à « surréagir ».

Le cirque médiatique auquel nous assistons depuis l’annonce de sa mort est la dernière mise en scène d’un grand acteur qui meurt sur scène en jouant son rôle, son dernier rôle. Il y a une dimension romantique dans le personnage de Ben Laden qui fascine de jeunes rebelles en quête d’une cause. Cette mise en scène de soi-même, ce culte de l’héroïsme et de la mort ne sont pas de froids calculs de militants politiques soucieux d’atteindre un objectif stratégique. Le terrorisme ici n’est plus un moyen : c’est une fin en soi.

Cela, les « masses arabes » l’ont compris très vite : Ben Laden ne s’intéressait pas vraiment à leur cause. Il s’intéressait à LA cause, la sienne. Il y a un élitisme narcissique et morbide dans le terrorisme d’Al-Qaida qui explique à la fois son succès chez des jeunes exaltés et son échec politique. Cette dimension romantique est très liée à la figure charismatique de l’individu Ben Laden et à lui seul.

Certes, son fantôme peut fasciner encore, des attentats seront commis, des « fans » vont entretenir la flamme, mais les nouveaux acteurs vont bégayer un récit devant des spectateurs lassés. La tragédie apocalyptique va faire place au fait divers, même si, on le sait, il y a des faits divers mortels.

*

Ouvrage : « La Sainte Ignorance » (Seuil, 2008).

Olivier Roy, politologue, spécialiste de l’islam

Le Monde

Article paru dans l’édition du 06.05.11

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