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L’explosion ayant dévasté les rues de Beyrouth il y a plus d’une semaine a touché des quartiers majoritairement chrétiens.
Bcharré
La scène était presque biblique. Sur le plus haut sommet du Moyen-Orient, une cinquantaine de chrétiens issus de la communauté maronite libanaise ont prié dimanche pour les 171 morts dans l’explosion qui a dévasté Beyrouth, le 4 août dernier. Depuis plus de mille ans, les habitants de Bcharré, bastion historique des maronites dans le nord du Liban, se réunissent début août pour fêter la transfiguration de Jésus au cours d’une messe en plein air sur les hauts plateaux de Qurnat al-Sawda, à plus de 3 000 mètres d’altitude.
Cette année, le prêtre Hani Tawk a dédié la messe à «tous les innocents qui sont tombés, victimes de ceux qui n’ont aucun respect pour la vie humaine». Debout devant une simple croix construite avec trois planches de bois, le prêtre a appelé ses fidèles, assis sur le sol encore tapissé de neige, à l’unité face au désastre.
L’unité. Dans le petit pays aux 18 communautés religieuses, où le pouvoir est divisé suivant des lignes confessionnelles, le concept n’est pas toujours facile à appliquer. Par hasard, l’explosion du 4 août a surtout touché des quartiers chrétiens. Les silos à grain géants du port ont protégé les quartiers musulmans situés en face. Le débat s’est rapidement envenimé. Quelques jours après l’explosion, l’homme politique chrétien Nadim Gemayel confiait à une chaîne de télévision régionale que «la douleur est d’abord chrétienne, puis beyrouthine, puis libanaise». Ses propos ont suscité la colère. «Mais dans quel monde vivent-ils, quelle est cette logique! a tweeté l’activiste Adham Hassanieh, très critique du gouvernement. Ils nous divisent pour nous tuer!»« Le présentateur m’avait demandé pourquoi seulement les députés chrétiens ont démissionné», se défend Nadim Gemayel au téléphone.
Sept députés chrétiens et un druze ont présenté leur démission. «Aujourd’hui, il n’y a pas de région épargnée par la douleur», conclut-il. Le président Michel Aoun ne s’est pas risqué à une visite de terrain et a rejeté toute responsabilité dans l’explosion. Un autre dirigeant chrétien, Samir Geagea, a été accueilli aux cris de «criminel» dans un des quartiers dévastés par le drame.
Les Libanais manifestent depuis presque un an pour réclamer, entre autres, la fin du système confessionnel de partage de pouvoir, pointé du doigt pour son rôle dans la corruption qui gangrène l’État en faillite. Causée, semble-t-il, par le stockage de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium sans mesures de sécurité adéquates, l’explosion du 4 août est érigée comme un énième exemple de la gabegie des dirigeants libanais.
Le père Hani Tawk, qui célèbre la messe de la transfiguration de Jésus à Qurnat al-Sawda depuis quatorze ans, a manifesté dans les rues de Beyrouth le week-end dernier. Après avoir distribué des centaines de déjeuners gratuits samedi dans le quartier de Gemmayzé près du port, il a été touché, comme des milliers d’autres, par du gaz lacrymogène tiré par la police anti-émeute. «Le prêtre maronite a l’odeur de son peuple. S’ils sont bergers, il sera berger. S’ils sont agriculteurs, il sera agriculteur. S’ils veulent se battre, il sera soldat avec eux», confie-t-il, au volant d’un 4×4 sur les rudes chemins montagneux. «Il y a des musulmans, des sunnites, des chiites, des druzes qui sont décédés, et nous allons prier pour eux aussi.»
La colère des habitants
Des opérations de solidarité ont commencé tout de suite après l’explosion. Des familles sinistrées ont été mises à l’abri dans des églises. Elles ont aussi reçu de la nourriture et des médicaments gratuits. L’église soutient également les hôpitaux détruits dans les quartiers proches du port de Beyrouth. «Toutes les organisations de jeunes, de scouts, de groupes missionnaires sont sur le site pour nettoyer et réparer les dégâts», raconte Mgr Joseph Nafaa. « Effectivement, les quartiers les plus touchés sont chrétiens, mais il ne faut pas oublier que des maisons musulmanes ont été détruites», souligne-t-il. Les vitres de l’imposante mosquée al-Amine du centre-ville ont aussi été soufflées par l’explosion.
Mardi, les cloches des églises et les appels à la prière des muezzins ont retenti ensemble dans la capitale en deuil pour marquer la minute de l’explosion, une semaine après. Pour l’Assomption, le 15 août, une célébration est prévue dans l’ancien patriarcat de Qannoubine, dans la vallée sainte de la Qadisha. Le patriarche Bechara Boutros Rahi sera présent. L’année dernière, des centaines de personnes s’étaient déplacées, ainsi que des députés locaux. «Mais cette année, avec l’enfer que l’on vit, je ne sais pas combien de personnes auront envie de prendre le bus pour aller prier à Qannoubine», explique le père Hani Tawk.
À Bcharré, la colère des habitants contre leurs dirigeants était palpable. Réunie pour un déjeuner après la messe de dimanche, la famille Tawk les vilipendait tous, du président chrétien, au président du Parlement chiite, au premier ministre sunnite. Mais certaines craintes, anciennes, persistent. «Le partage du pouvoir est nécessaire, sinon nous tombons dans un système totalitaire», argumente le père Tawk. «Sans partage, nous finirons comme les Kurdes en Syrie ou les minorités [religieuses persécutées, NDLR]en Iran, en Irak, au Yémen, et en Égypte».