LE MONDE
Par Isabelle Mandraud (Tunis, envoyée spéciale)
Le pendentif d’une réfugiée, qui vit à Tunis dans la nostalgie de Kadhafi.
La ressemblance est troublante. Mêmes cheveux mi-longs bouclés, même peau brune, même regard plongeant. Et quand il fait claquer son nom d’une voix rauque, il n’y a plus de doute : « Saadi Mouammar Kadhafi ». Installé à la terrasse d’un café de Tunis, ce parent de l’ancien dirigeant libyen, âgé de 39 ans, fait partie des milliers d’hommes et de femmes qui ont fui leur pays depuis bientôt trois ans, transformant la Tunisie en un gigantesque camp de réfugiés qui ne dit pas son nom.
« J’ai compris que tout était fichu quand Hillary Clinton a débarqué à Tripoli, le 18 octobre 2011 », dit-il sombrement. Deux jours plus tard, lorsque son illustre cousin a été tué, Saadi est parti.
Ici, pas de tente, pas d’organisation humanitaire. Mais dans plusieurs quartiers de Tunis, ou des villes, comme Hammamet, Sousse, Nabeul, Gabès, des immeubles entiers abritent des familles libyennes toujours plus nombreuses dont la situation se dégrade. Les estimations de leur nombre varient entre 600 000 et un million selon le ministère de l’intérieur tunisien. Si l’on ajoute ceux, très nombreux, installés également en Egypte, ils seraient près de deux millions de Libyens aujourd’hui à l’extérieur des frontières, sur une population totale évaluée à un peu plus de six millions d’habitants. Un chiffre effarant.
MEMBRES DES TRIBUS DE SYRTE, BANI WALID OU OUERCHFANA
Cette école à Tunis, dans le quartier de Mutuelleville, est financée par Tripoli pour accueillir les enfants de réfugiés. Le matin, avant de commencer les cours, les élèves sont censés chanter le nouvel hymne national libyen, ce que beaucoup refusent.
Cinq écoles ont ouvert cette année en Tunisie, financées par le gouvernement libyen, qui a pris conscience de l’ampleur du phénomène. « Ces écoles sont gratuites, et nous essayons d’intégrer le plus d’enfants libyens », précise Hicham Fathi Buchaala, attaché culturel de l’ambassade de Libye à Tunis. La tâche n’est pas toujours aisée. Dans la jolie petite école du quartier chic de Mutuelleville, à Tunis, qui accueille 300 élèves, beaucoup refusent de chanter le nouvel hymne national et détournent leur regard de la grande banderole qui célèbre la « révolution du 17 février » 2011.
A une écrasante majorité, les familles réfugiées sont kadhafistes, membres des tribus de Syrte, Bani Walid ou Ouerchfana, partisanes de l’ancien régime. « Au début, il y a eu beaucoup de bagarres, c’était dur, admet Amel Benayed, une enseignante. Il faut réapprendre à vivre pour un pays et non pour une personne. Mais Kadhafi est toujours là. »
Au domicile de Chahd, il est partout. En médaillon autour de son cou, en poster dans le salon, sur l’écran de la télévision allumée en permanence sur Télé verte, une chaîne satellitaire pro-kadhafiste qui diffuse en boucle des scènes de guerre, des images d’exactions menées par des rebelles, et des extraits de discours de l’ancien Guide libyen. Agée de 32 ans, Chahd a fui Tripoli peu de temps après la chute de la capitale. « Je ne pensais pas en sortir vivante », souffle la jeune femme.
« CE N’EST PAS UNE RÉVOLUTION, C’EST UNE DESTRUCTION »
Sur les murs du salon de Chahd, réŽfugiŽée depuis le 25 septembre 2011 à Tunis, aprè s avoir été victime de viols ˆ à Tripoli par des rebelles, une photo de Mouammar Kadhafi surmontée d’un verset du Coran. Sur les murs du salon de Chahd, réŽfugiŽée depuis le 25 septembre 2011 à Tunis, aprè s avoir été victime de viols ˆ à Tripoli par des rebelles, une photo de Mouammar Kadhafi surmontée d’un verset du Coran.
De manifestation « pacifique » pour le régime, elle avait fini par rejoindre les rangs armés avant d’être capturée par les rebelles le 28 août 2011. « J’ai passé trois mois dans plusieurs prisons, raconte-t-elle. La première, Tajoura, a été la pire ».
Violée pendant cinq jours par un chef de milice, elle dit aussi avoir été suspendue et frappée avec « des tuyaux de gaz ». « Si le drapeau vert et si Saïf Al-Islam revient, cela réparera peut-être un peu les blessures. Sinon, je n’ose même pas imaginer la haine de ceux qui sont en encore en prison. » Elle dit « haine » et pense « revanche » comme beaucoup de ces réfugiés qui ne reconnaissent pas la nouvelle Libye, « livrée », disent-ils, « aux islamistes et aux terroristes ».
« Pour nous, ce n’est pas une révolution, c’est une destruction », soutient, le regard mauvais, Hamid, ancien enseignant universitaire mais surtout, ex-responsable de la jeunesse dans sa ville d’origine dont il veut taire le nom. « Tout ça est de la faute de l’OTAN et de l’Occident, ajoute-t-il. Qu’attendent-ils pour faire quelque chose ? J’ai renvoyé quelques mois mon fils de 9 ans en Libye, maintenant, il connaît toutes les armes, et la famille est restée cloîtrée ! » Parti en août 2011, Hamid, 50 ans, a d’abord fui vers l’Egypte. « Là-bas, c’est pire qu’ici, nous étions quatre dans une chambre et certains dorment même dans les cimetières. »
« TOUT EST DE LA FAUTE DE SARKOZY »
Dans le salon de Chahd., à Tunis, le slogan de l’ancien régime : « Dieu, Mouammar et la Libye ».
Atef, 32 ans, confirme. « J’ai passé un an et huit mois en Egypte. Mes frères y sont encore, mais c’est une catastrophe. » Originaire de Zenten, il travaillait dans une « association humanitaire » avec Saïf Al-Islam Kadhafi, ses frères étaient « haut placés dans des sociétés » sous l’ancien régime. Atef affirme avoir payé 50 000 dinars tunisiens (environ 23 000 euros) pour passer la frontière tunisienne de Ras Jdir. Il y a cinq mois, il s’est résigné à renvoyer en Libye sa femme et ses trois enfants. « Je ne parvenais plus à les faire vivre, affirme-t-il. Je ne suis pas le seul. Je connais même un café où des Libyennes se prostituent pour survivre. Maintenant, nous, Libyens, nous n’avons plus de valeur, quel que soit le pays. Tout est de la faute de Sarkozy. »
En Tunisie, la présence massive de Libyens a contribué à faire flamber les prix des locations. Sans papiers, sans carte de séjour, sans autorisation de travail, leur présence est seulement tolérée. « Depuis trois ans, 1 000 cartes de séjour ont été délivrées essentiellement pour des hommes d’affaires qui possèdent une entreprise », avance Mohamed Ali Aroui, porte-parole du ministère de l’intérieur tunisien, qui gère les documents relatifs aux étrangers.
Et la situation de ces réfugiés se dégrade. Si certains possèdent encore de substantielles économies, beaucoup, simples fonctionnaires de l’ancien régime qui se sont sentis menacés par la loi d’exclusion politique adoptée en Libye, se trouvent aujourd’hui en situation délicate. Leurs biens ont été vendus, pour fuir, ou saisis. Les salaires ne leur ont plus été versés, quand ils n’ont pas perdu leur emploi.
« TOUS NOS BIENS, NOS VOITURES, ILS NOUS ONT TOUT PRIS »
Raja, membre de la tribu Ouerchfana, installée à Tunis depuis le début de la guerre en Libye en 2011. Les réfugiés libyens en Tunisie représentent plusieurs centaines de milliers de personnes, majoritairement pro-kadhafistes.
« J’en vois qui commencent à mendier sur l’avenue Bourguiba , j’ai honte », rapporte un membre de la tribu des Ouerchfana. Depuis une semaine, il n’a pas payé le loyer du deux-pièces qu’il occupe au premier étage d’une petite maison avec sa femme et sa belle-sœur.
Père de quatre enfants de 15, 14, 9 et 6 ans, un ancien policier installé à Tunis depuis trois ans a vendu tout ce qu’il possédait avant de partir. Sa femme, enseignante, avait été renvoyée. Aujourd’hui, il s’inquiète pour le loyer de 1 000 dinars (450 euros) dont il doit s’acquitter chaque mois et, plus encore, de son passeport qui arrive bientôt à échéance. « Je voudrais changer de nationalité, même tchadienne », soupire-t-il.
Abdelmonaïm fait partie des derniers arrivés, début mai. Originaire de Syrte, membre de la tribu Kadhafi, il est parvenu, à l’aide de puissants réseaux intérieurs, et moyennant finance, à gagner Tunis. Un « accompagnateur » s’est occupé de lui. « Il y a deux choses qui sont interdites pour passer les frontières : les mentions “Syrte” et “Kadhafi”, assure-t-il, amer. Tous nos biens, nos voitures, ils nous ont tout pris. Ils débarquent toutes les semaines pour prendre quelque chose, je n’en pouvais plus. »
SYRTE EST DEVENUE UNE PLACE FORTE D’ANSAR AL-CHARIA
La ville natale de l’ancien dirigeant libyen, devenue aujourd’hui une place forte de l’organisation islamiste radicale Ansar Al-Charia, qui y a installé sa propre télévision, est « un enfer », poursuit-il. Lui-même en a vécu un, quand il a été arrêté à Tripoli et emprisonné deux mois à la fin de la guerre. « Tous les jours, de 17 heures au coucher du soleil, des gamins débarquaient avec des fils électriques et nous frappaient. Le soir, c’était ceux qui boivent qui arrivaient et ils faisaient tout ce qu’ils voulaient. »
D’autres membres de la famille Kadhafi ne se résignent pas. L’un d’eux, qui avait fui par le Niger, comme l’un des fils du Guide libyen, Saadi Kadhafi, avant que ce dernier ne soit extradé en mars, est reparti combattre, il y a quatre mois, dans le Sud libyen. A Sebha, dans la région du Fezzan, de violents affrontements ont effectivement eu lieu en janvier, faisant plusieurs centaines de morts.
« Des avions qataris nous ont bombardés, nous en avons même attrapé un sur la base militaire de Tamenhant », assure cet homme. « Si d’ici deux ans, il ne se passe rien, ajoute-t-il, je retournerai au Niger ou dans le Sahara. Là-bas, avec les habitants, même extrémistes, un compromis est possible. Et en trois mois, vous entendez ? En trois mois, on reprendra le pouvoir. »