Le professeur honoraire à l’université catholique de Lyon explique à quelles conditions les chrétiens d’Orient demeurés dans la région peuvent espérer un futur meilleur.
LE FIGARO. – L’Orient se vide de ses populations chrétiennes. Vont-elles disparaître ?
Joseph YACOUB. – L’histoire de la région, constamment troublée, nourrit en permanence les craintes et avive des peurs anciennes. Les mouvements de départ se succèdent depuis 1880 au rythme de périodes de grande instabilité et de persécutions. Ces mouvements de départ ont atteint aujourd’hui leur paroxysme. On ne voit pas de signes qui permettent d’espérer un retour des chrétiens d’Orient qui ont fui la région mais, aussi paradoxal que cela paraisse, nous assistons, dans le même temps, à un renouvellement du christianisme oriental. Si la chrétienté se meure sur place, elle ressuscite en diaspora. En France ces communautés se sont organisées et structurées avec des églises, un personnel religieux, des associations, des cours de langue. Elles viennent en Occident sur un terrain qui favorise leur promotion grâce à la liberté et au climat de tolérance. Ici, il y a de l’espérance. En retour, ces communautés aident leurs coreligionnaires restés en Orient.
Le nationalisme arabe n’a pas su, selon vous, intégrer les cultures non musulmanes et non arabes. Comment expliquez-vous cet échec ?
En érigeant en priorité la période arabo-musulmane et en évinçant tout ce qui précédait l’apparition de l’islam au VIIe siècle, les nationalistes arabes ont choisi délibérément de ne pas inscrire l’histoire dans sa continuité. Ce refus de l’héritage des Phéniciens, des Babyloniens, de la civilisation gréco-romaine et de la chrétienté orientale s’est accompagné d’une volonté d’arabisation et de non- reconnaissance des minoritaires avec à la clé une assimilation forcée. Les régimes arabes ont ignoré l’enracinement dans la terre orientale du christianisme. L’être chrétien oriental est absent de la pensée nationaliste dans son existence comme dans son essence alors que l’être musulman arabe est entièrement présent. Le chrétien, lui, n’est reconnu que formellement.
Existe-t-il un lien entre le génocide des Arméniens et des AssyroChaldéens-Syriaques en 1915 et la tragédie actuelle des chrétiens d’Irak et de Syrie ?
Ce qui s’est produit récemment en Irak et en Syrie rappelle en effet la tragédie de 1915. Les chrétiens de la région relèvent tous ce lien. Ce sont les mêmes méthodes. Il s’agit d’une même volonté d’éradication et de destruction d’un groupe, de sa culture et de son écosystème.
Les ravages de l’islamisme ont accéléré la disparition des chrétiens d’Orient. Ce phénomène est-il réversible ?
Daech est la dérive nihiliste barbare de courants intégristes qui existent et vont continuer à prospérer avec le retour du religieux dans des sociétés fortement délabrées. Face à ces mouvements bien implantés, une lassitude est perceptible chez les chrétiens d’Orient. Que Daech soit abattu est un progrès mais n’y aura-t-il pas, demain, d’autres tendances qui vont imposer à leur tour la charia ? L’avenir des derniers chrétiens d’Orient va dépendre de la capacité des musulmans et des Arabes à résister à ces mouvements islamiques en présentant un autre modèle. En Orient, le fondamentalisme a toujours coexisté avec les courants réformistes et modernistes. Il y a toujours eu un balancement. Le XIXe et le XXe siècle sont marqués par des contributions d’intellectuels qui appellent à une véritable égalité des individus, à une séparation du politique et du religieux, à la nécessité de réformes ou à la remise en cause de la nécessité du port du voile par les femmes. Les idées libérales des printemps arabes ont vite été balayées par les fondamentalistes, mais ces pays ont aussi une tradition d’ouverture – même si son échelle est réduite.
Quelles sont les attentes des chrétiens d’Orient aujourd’hui ?
La réponse concerne à la fois l’État et la société dans tous les pays de la région. L’État devrait, pour apaiser ses chrétiens, inscrire dans la Constitution le christianisme oriental au même titre que l’islam. Partout au Proche-Orient, l’islam est la religion d’État. Les représentations anthropologiques et les mentalités qu’elles génèrent sont également à remettre en question. Comment voit-on le chrétien ou le yazidi ? Comme un infidèle ou un adorateur du diable ! Si ce travail n’est pas commencé, l’exode continuera.
Vous défendez la diversité culturelle que vous distinguez du multiculturalisme. En quoi ces deux notions diffèrent-elles ?
La diversité culturelle est le constat d’une réalité sociologique alors que le multiculturalisme est un choix politique et idéologique. La gestion et l’aménagement de la diversité devraient être basés sur un projet commun avec des valeurs s’appuyant sur la nation et la cohésion sociale. En France, Ernest Renan, Paul Valéry et Chateaubriand ont écrit sur ces questions. Pour ma part, je viens d’ailleurs, de l’Orient, j’ai choisi la France comme ma patrie, préférant la cohésion nationale mais cela ne m’empêche pas d’être différent sur certains aspects. Je refuse en revanche qu’on définisse la France comme une société multiculturelle. Le multiculturalisme juxtapose les communautés de manière inquiétante et favorise le repli sur soi. En Syrie, cette juxtaposition a conduit à l’atomisation.
Quel regard portez-vous justement sur la guerre en Syrie, votre pays de naissance ?
Je pleure la Syrie qui n’a pas su gérer sa diversité et regarder son histoire en face. Pour la propagande du régime, elle était « le coeur battant de l’arabisme » alors qu’elle est multiple. Son état de crise permanente et sa fragilité étaient masqués depuis l’indépendance par l’autoritarisme et l’emprise des Moukhabarats, les services spéciaux. Ceux-ci contraignaient la population à intérioriser ses sentiments. Ce cadre a explosé pour générer une guerre sans fin avec sans cesse de nouveaux acteurs.
Les revendications identitaires des Kurdes risquent-elles de créer un nouvel hégémonisme sur le territoire qu’ils revendiquent ?
Il faut distinguer d’une part le peuple kurde et d’autre part leurs revendications politiques. Les Kurdes ont beaucoup souffert de l’arabisation et de la répression en Irak et en Syrie. Ils ont droit au respect et à la dignité, mais leurs revendications politiques conduisent à une kurdisation de la société que les Assyriens et les Syriaques n’acceptent pas. Historiquement, la région revendiquée par les autorités provisoires kurdes de Syrie n’est ni kurde, ni arabe : c’est la Haute Mésopotamie, berceau multiethnique du christianisme et creuset de civilisations.
Professeur honoraire de l’université catholique de Lyon, ancien titulaire de la chaire Unesco « Mémoire, cultures et interculturalité ». Vient de publier « Une diversité menacée : les chrétiens d’Orient face au nationalisme arabe et à l’islamisme » (Editions Salvator, 2018, 224 p. 20€)