TRIBUNE DANS un texte paru en anglais le 11 octobre dans le Washington Post et publié pour la première fois en français, l’écrivain et historien israélien témoigne de l’horreur qui a frappé son pays et tente de tirer les leçons de cette tragédie.
Les Israéliens ont du mal à comprendre ce qui vient de les frapper. Nous avons d’abord comparé le désastre actuel à la guerre du Kippour de 1973. Il y a cinquante ans, les armées égyptienne et syrienne ont lancé une attaque surprise et infligé à Israël une série de défaites militaires, avant que les forces de défense israéliennes ne se regroupent, reprennent l’initiative et renversent la situation.
Mais alors que de plus en plus d’histoires et d’images terrifiantes émergent sur le massacre de communautés entières, il nous est apparu que ce qui s’est passé n’a rien à voir avec la guerre du Kippour. Dans les journaux, sur les réseaux sociaux et dans les familles, on fait des comparaisons avec les heures les plus sombres de l’histoire du peuple juif, comme lorsque les unités mobiles d’extermination des Einsatzgruppen nazis ont encerclé et assassiné des villageois juifs pendant l’Holocauste, ou lorsque des pogroms ont été menés contre les juifs dans l’Empire russe.
J’ai personnellement de la famille et des amis dans les kibboutz de Beeri et de Kfar Aza, et j’ai entendu de nombreux récits effroyables. Le Hamas a eu le contrôle total de ces deux communautés pendant des heures. Les terroristes sont allés de maison en maison, assassinant systématiquement les familles, tuant les parents devant leurs enfants et prenant des otages, parmi lesquels se trouvaient même des bébés et des grands-mères. Les survivants terrifiés se sont enfermés dans des placards et des caves, appelant l’armée et la police pour obtenir une aide qui n’est venue, souvent, que trop tard.
Mon oncle de 99 ans et sa femme de 89 ans sont membres du kibboutz de Beeri. Tout contact avec eux a été coupé peu après la prise du kibboutz par le Hamas. Ils se sont cachés dans leur maison pendant des heures alors que des dizaines de terroristes se déchaînaient et se livraient au massacre. J’ai appris qu’ils avaient survécu. Je connais beaucoup de gens qui viennent de recevoir la pire nouvelle de leur vie.
Ma tante et mon oncle sont deux juifs endurcis – nés en Europe de l’Est dans l’entre-deux-guerres, ils ont déjà perdu un monde dans l’Holocauste. Nous avons grandi avec des récits de Juifs sans défense qui se cachaient des nazis dans des placards et des caves, sans que personne ne vienne les aider. L’État d’Israël a été fondé pour garantir que cela ne se reproduise plus jamais.
Alors comment cela a-t-il pu arriver ? Comment l’État d’Israël a-t-il pu manquer à l’appel ?
D’une part, les Israéliens paient le prix d’années d’hubris, durant lesquelles nos gouvernements et de nombreux Israéliens ordinaires ont estimé que nous étions tellement plus forts que les Palestiniens que nous pouvions simplement les ignorer. Il y a beaucoup à redire sur la façon dont Israël a renoncé à faire la paix avec les Palestiniens et a maintenu pendant des décennies des millions d’entre eux sous occupation.
Mais cela ne justifie pas les atrocités commises par le Hamas, qui n’a jamais envisagé la possibilité d’un traité de paix avec Israël et a fait tout ce qui était en son pouvoir pour saboter le processus de paix d’Oslo. Quiconque veut la paix doit condamner et imposer des sanctions au Hamas et exiger la libération immédiate de tous les otages ainsi que le désarmement complet du Hamas.
En outre, quelle que soit la part de responsabilité attribuée à Israël, cela n’explique pas le dysfonctionnement de l’État. L’histoire n’est pas un conte moral.
Le dysfonctionnement d’Israël s’explique par le populisme bien plus que du fait d’une prétendue immoralité. Depuis de nombreuses années, Israël est gouverné par un populiste, Benyamin Netanyahou, qui est un génie de la communication mais un premier ministre incompétent. Il a toujours privilégié ses intérêts personnels sur l’intérêt national et a construit sa carrière en divisant la nation contre elle-même. Il a nommé des personnes à des postes clés en se basant sur leur loyauté plutôt que sur leur compétence, s’est attribué le mérite de chaque succès sans jamais assumer la responsabilité des échecs et a semblé accorder peu d’importance au fait de dire ou d’entendre la vérité.
La coalition mise en place par Netanyahou en décembre 2022 est de loin la pire. Il s’agit d’une alliance de zélotes messianiques et d’opportunistes éhontés, qui ont ignoré les nombreux problèmes que connaissait Israël – y compris la détérioration de la situation sécuritaire – et se sont concentrés sur la conquête d’un pouvoir illimité en leur faveur. Dans cet objectif, ils ont adopté des mesures extrêmement conflictuelles, répandu des théories conspirationnistes scandaleuses sur les institutions publiques qui s’opposaient à leurs politiques et qualifié les élites au service du pays de traîtres de l’« État profond ».
Le gouvernement a été averti à plusieurs reprises par ses propres forces de sécurité et par de nombreux experts que ses réformes mettaient Israël en danger et érodaient la dissuasion israélienne à un moment où les menaces extérieures s’intensifiaient. Pourtant, lorsque le chef d’état-major de Tsahal a demandé à rencontrer Netanyahou pour l’avertir des conséquences des mesures gouvernementales sur la sécurité, Netanyahou a refusé de le recevoir. Lorsque le ministre de la Défense, Yoav Gallant, a tiré la sonnette d’alarme malgré tout, Netanyahou l’a licencié. S’il a ensuite été contraint de réintégrer Gallant, c’est uniquement en raison d’une flambée d’indignation populaire. Un tel comportement pendant de nombreuses années a rendu possible une calamité comme celle qui vient de frapper Israël.
Quelle que soit l’opinion que l’on a d’Israël et du conflit israélo-palestinien, la façon dont le populisme a rongé l’État israélien doit servir d’avertissement aux autres démocraties du monde entier.
Israël peut encore se sauver de la catastrophe. Le pays dispose encore d’un avantage militaire décisif sur le Hamas, ainsi que sur ses nombreux autres ennemis. La longue mémoire de la souffrance juive galvanise aujourd’hui la nation. Les forces de défense israéliennes et d’autres organes de l’État se remettent de leur choc initial. La société civile se mobilise comme jamais auparavant, comblant les nombreux vides laissés par les dysfonctionnements gouvernementaux. Les citoyens font de longues files d’attente pour donner leur sang, accueillent chez eux des réfugiés de la zone de guerre et font des dons de nourriture, de vêtements et d’autres produits de première nécessité.
En ces temps difficiles, nous appelons également nos amis du monde entier à se tenir à nos côtés. Il y a beaucoup à critiquer dans le comportement passé d’Israël. On ne changera pas le passé, mais il faut espérer qu’une fois la victoire sur le Hamas assurée, nous ne demanderons pas seulement des comptes à notre gouvernement actuel, mais que les Israéliens abandonneront aussi les conspirations populistes et les fantasmes messianiques – et qu’ils feront un effort honnête pour faire advenir les idéaux fondateurs d’Israël : la démocratie à l’intérieur et la paix à l’extérieur.
© Yuval Harari, 2023