Après une visite réservée à la presse lundi, le Louvre Abou Dhabi doit ouvrir samedi ses portes au public. Photo Kamran Jebreili. AP
Alexandre Kazerouni, chercheur à l’ENS et auteur du «Miroir des cheikhs», explique que la famille régnante a réussi à écarter l’élite émiratie de la conception du Louvre Abou Dhabi au profit des fonctionnaires envoyés par Paris.
Politologue spécialisé dans le monde arabe contemporain, chercheur à l’Ecole normale supérieure, Alexandre Kazerouni s’est intéressé, dans son ouvrage le Miroir des cheikhs (PUF), à l’utilisation politique des musées par les familles régnantes des principautés du Golfe. Il revient pour Libération sur l’élaboration du Louvre Abou Dhabi.
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Quel est le public visé par le Louvre Abou Dhabi ?
La question du public, on se la pose toujours en Occident quand on parle de musées car ils sont liés au secteur culturel public et aux structures d’un système démocratique. En France, on prend en compte la question du public, c’est son argent qui construit ces institutions. Mais cette question n’est pas importante aux Emirats arabes unis. Les immigrés y représentent 90 % de la population et n’ont pas vocation à être nationalisés. Et le système économique, qui repose sur la manne pétrolière, ne nécessite pas de versement d’impôts. Il y a certes un discours officiel qui parle de lier un dialogue entre Orient et Occident, d’éduquer les locaux et d’attirer l’économie du tourisme. En tant que chercheur, je ne me fonde pas sur ces projections mais sur le recul que j’ai concernant ce projet imaginé en 2004 et rendu officiel en 2007, c’est-à-dire il y a plus de dix ans. Et ce que l’on voit, c’est qu’à l’état de projet, le Louvre Abou Dhabi a déjà beaucoup accompli, à savoir faire connaître le nom d’Abou Dhabi en France. Cela n’est pas rien : jusqu’aux années 80, l’émirat avait avant tout des réseaux d’amis dans les secteurs du pétrole ou de l’armement, mais depuis 2006, les élites culturelles françaises s’y sont intéressées.
Pourquoi est-ce important ?
Depuis ce phénomène crucial qu’a été la seconde guerre du Golfe. Le Koweït a été envahi par l’Irak et, pour le libérer, il a fallu une coalition occidentale. La famille régnante du Koweït a dépensé des sommes colossales dans une campagne de communication pour que l’opinion publique de ces pays soit favorable à une intervention militaire. C’est à ce moment que s’est opérée une bascule : les pays voisins du Koweït ont intégré que les puissances militaires occidentales étaient des démocraties d’opinion et qu’il était fondamental d’avoir de son côté ceux qui la façonnent. C’est pour cette raison qu’ils vont se lancer dans la distribution de contrats dans le secteur culturel au sens large : les sports, l’art, les universités. On voit ce triptyque émerger d’abord au Qatar, puis à Abou Dhabi. Il y a eu une diversification, non pas de l’économie, mais des réseaux de clients et d’amis de la faction au pouvoir à Abou Dhabi. La France se voit comme le pays des Lumières, mais pour Abou Dhabi, c’est d’abord un pays qui a un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, a participé à la guerre du Golfe et qui, par ailleurs, est une démocratie qui a du mal à financer son activité culturelle publique. Donc une cible privilégiée.
Vous expliquez dans votre livre que tous les récits officiels de la genèse du projet – dialogue entre les civilisations, diversification de l’économie, discours développementaliste visant la démocratie – sont des écrans de fumée…
Les récits officiels ont été diffusés par les organes de communication d’Abou Dhabi et repris par les prestataires étrangers. Si c’était vraiment la diversification économique par le tourisme qui était visée, entre autres, Abou Dhabi aurait une politique de visas différente et chercherait à attirer les classes moyennes de pays environnants pour cimenter un tourisme de masse. Or Abou Dhabi vise les Français, les Britanniques et les Allemands, cela a été dit explicitement par l’Obad [Office of the Brand of Abu Dhabi, ndlr]. Quant à l’idée d’éduquer les masses, elle implique un discours qui fait table rase du passé. Cela fait un siècle qu’Abou Dhabi, cité portuaire, est engagée sur la voie de la modernité. C’est une ville marchande, dont les familles régnantes et celles de marchands ont eu accès à la modernité via Bombay. Ils avaient des bureaux à Paris avant la Seconde Guerre mondiale, étudiaient dans les écoles anglaises en Inde. Ils ont créé des écoles modernes, des clubs culturels avec théâtre et expos de peinture figurative. Le discours officiel qui accompagne le Louvre Abou Dhabi vise à désertifier cette effervescence culturelle, à faire de la population des Bédouins sortis du désert.
Cela a-t-il pesé sur la constitution des collections ?
Oui, Abou Dhabi a laissé ses interlocuteurs français acheter des tableaux de nus, des objets de culte liés au judaïsme, des bouddhas… Ici s’affiche une tolérance vis-à-vis des minorités confessionnelles et sexuelles, et la France trouve ainsi l’image d’un monde musulman qui bat en brèche les idées reçues du moment. L’envers du décor, c’est qu’il n’y a eu aucun dialogue avec les Emiratis. Les Français ont été isolés de la population locale, jusqu’au point où cela les a dérangés. Ce sont les Français qui ont créé une image du monde arabe qui est conforme à leurs propres attentes. C’est un circuit fermé.
C’est le concept du «musée miroir» que vous développez dans votre livre ?
Oui. J’en suis venu à élaborer ce concept à partir d’un constat fait en arrivant dans les pays du Golfe en 2007 : ils étaient tout sauf des déserts culturels. Ces Etats côtiers avaient très tôt créé des grands musées nationaux ; Abou Dhabi avait le sien dès 1969. Ce musée existe toujours, et respecte les standards d’institutions d’archéologie et d’ethnographie. C’est ce que j’appelle un «musée racine», un établissement assez classique de mise en scène de l’identité nationale, chargé de façonner une mémoire commune à tous ceux qui ont le passeport. Ces musées, bâtis dans les années 70, ne disparaissent pas, mais continuent au contraire de se créer. Et à côté de ce parc déjà riche se développe donc une nouvelle relation au musée, qui ne remplace pas la précédente. Ces nouveaux lieux sont très différents par le type de collections qu’ils présentent, par leur rapport au bâtiment, mais aussi et surtout car ils ne traitent pas d’enjeux politiques locaux. Au contraire, ils les contournent.
C’est le cas ici ?
Oui. Les préoccupations politiques exposées au Louvre Abou Dhabi sont françaises. Dans l’émirat, soulever des questions communautaires, cela aurait été parler des relations entre sunnites et chiites ou des trois composantes ethniques de la population nationale – originaires du cœur de la péninsule Arabique, d’Afrique (les descendants d’esclaves) et des rives Sud de l’Iran. Ce n’est pas le cas. Autre différence : ceux qui conçoivent et gèrent les «musées miroirs» sont occidentaux. Les musées nationaux d’ethnographie et d’archéologie emploient, eux, des nationaux. Il y a un monde de fonctionnaires émiratis spécialisés dans les affaires culturelles. Mais ils n’ont pas du tout été impliqués dans le projet du Louvre Abou Dhabi. Comment se fait-il qu’il n’y ait eu aucune implication du ministère en charge des affaires culturelles ? J’y vois une exclusion de la classe moyenne locale, qui a de fait aussi été privée de la visibilité offerte par le projet.
Vous y voyez même le principe fondateur du Louvre Abou Dhabi…
A mon sens, ce projet n’est pas une histoire de compétition locale, notamment vis-à-vis de Dubaï, mais un travail d’exclusion de la classe moyenne fonctionnarisée – phénomène que l’on a aussi pu observer au Qatar – grâce à une structure financée par des fonds publics qui n’emploie pas de nationaux et ne répond pas de son action au ministère. Elle n’est dépendante que du clan de la famille régnante, qui a lancé ce projet. Ce que ce clan cherche à faire, c’est monopoliser la représentation nationale vis-à-vis de ceux qui comptent : les Occidentaux. «L’Etat, c’est nous», disent-ils. Ce n’est pas le restant de l’élite locale, et encore moins le reste de la population. Pourtant, la monarchie absolue est une invention des dix dernières années à Abou Dhabi. Jusqu’en 2004, on avait affaire à une monarchie collégiale et l’on constatait une très forte implication dans la vie publique des tribus extérieures à la famille régnante et de la classe moyenne de fonctionnaires. Aujourd’hui, les projets publics stratégiques sont mis en œuvre en dehors de l’Etat, grâce à des ressources humaines étrangères, et particulièrement françaises. On a tort de regarder cette substitution sous l’angle de l’expertise et de l’efficacité : elle a une dimension politique.