Dénoncer, encore une foi, l’extrême cruauté de la tragédie syrienne ne sert à rien car il ne réveillera pas la conscience universelle. Tout le monde a vu les images insoutenables des massacres des localités de la périphérie de Damas, survenus hier suite au bombardement par des projectiles armés chimiquement. On parle de l’usage du gaz Sarin contre des populations civiles.
Qui a tué ? Qui sont les criminels ? La question elle-même a perdu de sa pertinence car l’enjeu de la tragédie syrienne est ailleurs. Pour infiniment moins que cela, l’opinion publique internationale se serait mobilisée comme un seul homme pour la défense des plus faibles au nom de principes qu’on croyait intangible. Il n’en est rien. Ce qui s’étale sous nos yeux est une situation d’accoutumance au spectacle de l’assassinat collectif. On comprend mieux l’attitude indifférente des accusés nazis à Nuremberg, qui montraient si peu d’émotivité dans leurs témoignages ou quand ils étaient confrontés à des faits indiscutables. La mort faisait partie de leur quotidien ordinaire au même titre qu’un concerto pour Mozart, une séance de torture, un repas en famille ou la lecture d’œuvres littéraires de qualité. La banalisation de la mort du peuple syrien fait aujourd’hui partie du spectacle médiatique qui étale son obscénité sur nos écrans, qui nous abreuve de ses miasmes pestilentiels à l’heure de grande écoute, quand les familles sont réunies ; ou qui déferles en tsunami sur les media sociaux qui en amplifient à l’infini la portée provoquant une cacophonie d’émotivité paralysante.
Avons-nous atteint le fond de l’abîme ? Il est à parier que le pire soit encore devant nous. Pourquoi donc une telle inertie de la conscience universelle ? Certains diront que c’est la « fin de l’humanité ». Ils n’ont pas tort. D’autres affirmeront que nous sommes entrés dans une nouvelle ère de barbarie. Ils ont raison. Mais le phénomène est tellement nouveau et inhabituel que je ne sais comment le nommer. Comment peut-on qualifier l’état de « barbarie démocratique » ou « post-démocratique » auquel nous sommes parvenus ?
Jadis, les Grecs de l’antiquité opéraient une nette distinction entre le « civilisé » et le « barbare », ce dernier terme qualifiait l’autre, le non-grec. Ce n’était qu’une distinction entre « eux » et « nous ». Il s’agit donc d’une problématique identitaire entre Moi et l’Autre, sans présupposé moral même s’il existait des préjugés culturels. Chez les Romains, cette même dialectique était perçue comme une distinction entre les deux pôles du couple Hmanité/Férocité (humanitas/feritas).
La conception romaine renvoyait à la nature politique de l’humanitas, avec son droit, ses lois et ses institutions. Ainsi, le romain était naturellement le dépositaire et le gardien de cette humanitas qui peut s’élargir à tout l’Empire quand ce dernier se serait répandu aux quatre coins du monde. En 212, l’empereur Caracalla accordera la citoyenneté romaine à tous les sujets libres de son empire qui devinrent, ainsi, des porteurs de cette « humanité » juridiquement conçue. Il y a dans cette conception de l’humain un élan vers l’universel.
Par contre, la férocité ou feritas n’est pas la férocité animale mais, plutôt, une forme de bestialité typiquement humaine. Ce serait une force destructrice qui ne connaît pas la puissance organisatrice du droit. C’est pourquoi elle « autorise toute tyrannie qui recourt à la guerre, toutes les formes de violence. […] Au sein de l’ordre romain la feritas peut se manifester partout et en chacun » (A. TOSEL). Elle n’est donc pas située dans un au-delà des limites de l’Empire, elle est aussi universelle que l’humanitas tant qu’elle n’est pas bridée par le droit et la loi. « La distinction déborde le cadre politique et a une signification morale et culturelle » (A. TOSEL).
Mais c’est le christianisme qui donnera une signification particulière au concept « humanité » en introduisant trois valeurs nouvelles et fondamentales au sein de la culture antique : Agapè (amour) ; Philanthropia (charité) ; Ecclesia (assemblée solidaire). Le christianisme rend ainsi caduc le partage entre humain/antihumain, civilisé/barbare etc … « Il n’y a ni Juif, ni Grec, il n’y a ni esclave ni libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous, vous ne faites qu’un dans le Christ » annonce l’Epître aux Galates (3 :27-28), alors que l’Epître aux Colossiens précise : « « Il n’est plus question de Grec ou de Juif,… de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre » (3 :9-11). La distinction des identités n’est pas annulée mais assumée dans une unité qui transcende l’ordre matériel des choses. Ces textes auront des conséquences incalculables sur la civilisation et le sens de l’universalité. Dorénavant, le vocable d’humanité renvoie à l’autre-humain objet de compassion, de miséricorde et de pitié. De ce fait, une nouvelle barbarie se redéfinit, celle qui caractérise toute absence de pitié, toute insensibilité à la souffrance, à la douleur, à la faiblesse humaine et qui fonde l’appel à la philanthropie et l’agapè. L’Islam et la culture arabe comprennent le terme insaniyya (humanité) de la même manière.
Or ce que nous voyons en Syrie ainsi que le silence indifférent du monde, constituent une rupture avec cette tradition deux fois millénaire. Le christianisme aurait-il échoué à brider la violence et la montée aux extrêmes ? Assistons-nous à une fracture majeure dans la civilisation comme il n’en a pas existé depuis l’époque Sumérienne et le Code d’Hammourabi ? Tout indique, en tout cas, que nous glissons, peu à peu, vers un état qui va plus loin que la barbarisation de l’humanité, celui du ré-ensauvagement de l’homme lui-même. La barabrie suppose, au moins, des groupes vivant selon l’arbitraire de la coutume. Ce qui se passe en Syrie et le silence de la conscience du monde indiquent que, pour la première fois depuis des millénaires, l’interdit puissant du Décalogue : « Tu ne tueras pas », a cessé d’exercer une puissance dissuasive face à la violence meurtrière.
Tous les garde-fous d’un Sur-Moi, patiemment mis en place, ont probablement sauté. Dorénavant chacun de nous est en danger.
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* Beyrouth
Publié dans L’Orient-Le Jour le vendredi 23 août 2013