Depuis la proclamation de l’Exhortation Apostolique pour le Liban en 1997, tout le monde ne cesse de répéter l’expression « Liban-message » pour dire ce pays où jadis la douceur de vivre avait élu domicile. Il faisait, malgré tout, bon vivre au pays des 18 confessions religieuses qui participaient ensemble à l’exercice, somme toute acceptable, du pouvoir.
Ceci a cessé d’être depuis le récent coup de semonce du tandem chiite Amal-Hezbollah, exigeant un droit de propriété sectaire sur le portefeuille des finances ainsi que le monopole exclusif de désigner, eux-mêmes, les titulaires chiites de l’équipe gouvernementale, sous peine de procéder à un rééquilibrage du pouvoir en fonction du prorata du poids démographique des uns et des autres. Bref, le tandem chiite menace d’imposer, non un partenariat paisible dans l’exercice du pouvoir, mais un partage non-constitutionnel de ce dernier en fonction de la force ou de l’appétit de ces deux partis.
Le duopole chiite annonce enfin, de la manière la plus claire possible, qu’il ne veut pas de la Constitution de Taëf et qu’il souhaite imposer un nouvel ordre politique fondé, non sur le citoyen du contrat social mais sur des tribus sectaires dominées par des roitelets barbares uniquement soucieux d’imposer leur bon plaisir.
Certains s’offusquent en s’écriant : « Mais ils s’étaient engagés devant le président français ». Bien sûr qu’ils s’étaient engagés. Mais que peut signifier une parole donnée ? Engage-t-elle nécessairement son auteur ? Ils s’étaient également engagés en 2006 à s’abstenir de toute violence avant de déclencher le terrible conflit contre Israël. Ils ont toujours protesté de leur fidélité indéfectible à la lettre et à l’esprit du Pacte National ce qui ne les a pas empêchés de perpétrer la razzia du 7 mai 2008 contre Beyrouth ni d’organiser leurs ratonnades contre les manifestants pacifiques depuis le 17 octobre 2019. Oui, ils ont toujours protesté de leur observance rigoureuse de la Constitution mais en fonction de leur lecture du texte. Le respect de la parole donnée ne semble donc pas être une valeur morale universelle. Après tout, dans toute idéologie dualiste, la parole n’est qu’un signifiant vide dont le signifié est variable en fonction de l’intérêt du moment. Cela rappelle les trois slogans fameux d’Orwell dans « 1984 » : « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force ». Le danger est là : la mise en place de régimes politiques autoritaires et totalitaires.
Qu’est ce qui émergera des cendres de Beyrouth ? Une république islamique à l’iranienne qu’ambitionne Hassan Nasrallah ? Une confédération de baronnies levantines conformes au principe cujus regio ejus religio (tel prince telle religion) de l’ordre politique des guerres de religion en Europe ? Une mosaïque d’entités non conformes aux principes des traités de Westphalie qui ont su imposer le respect de la souveraineté de l’État moderne ?
D’où vient cette permanence de la conflictualité au Proche Orient ? Est-ce uniquement la création de l’État d’Israël en 1948 ? Est-ce le démembrement arbitraire de l’Empire Ottoman en 1918 ? Est-ce la découverte récente de richesses pétrolières en Méditerranée Orientale ? Au-delà de tous ces facteurs importants, il existe un paramètre essentiel dans ce couloir levantin, lieu de passage obligé de tout le dispositif géopolitique de trois continents. Le Levant, comme les Balkans, a toujours été une zone de refoulement, de « containment» réciproque des différentes grandes puissances. L’instrumentalisation des conflits locaux a toujours eu pour objectif fondamental d’empêcher telle puissance d’installer son influence par une autre. Le Liban est une arène où se croisent les intérêts de puissances externes qui instrumentalisent, avec la complicité des libanais eux-mêmes, des conflits divers. Cela dure depuis les débuts du XIX° siècle.
Est-ce à dire que le Liban de 1920 n’est plus viable et doit disparaître ? Dans son discours du 6 septembre, le chef des Forces Libanaises Samir Geagea avait pourtant indiqué que la solution commence par un retour à 1989 et à l’article 1er du chapitre II des Accords de Taëf qui stipule la dissolution des milices et la remise de leur arsenal. Seuls le Hezbollah et Amal n’ont pas encore appliqué cette clause. Pour négocier et faire du nouveau, il faut d’abord déposer les armes.
Cela suffirait-il ? Peut-on encore remettre le Liban sur les rails comme le pense le président français ? On peut en douter tant le délitement et la pourriture ont miné le corps de l’État et démembré sa société. Il est à craindre qu’il ne soit déjà trop tard comme l’écrit Montesquieu dans L’Esprit des Lois : « Quand Sylla voulut rendre la liberté à Rome, elle ne put plus la recevoir ».
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*Beyrouth