Pour la première fois depuis quatre-vingt-sept ans, un imam a récité vendredi une sourate dans la basilique, un gage aux plus conservateurs
ISTANBUL -correspondante
Istanbul a célébré avec ferveur, vendredi 29 mai, le 567e anniversaire de la conquête de Constantinople par le sultan Mehmet II, dit « le Conquérant ». Les festivités ont débuté le matin avec la sortie d’une flottille de bateaux voguant sur le Bosphore, dont les eaux, fréquentées par des dauphins, sont devenues bleu turquoise après plus de deux mois de navigation restreinte. En soirée, un événement inhabituel s’est produit sur la péninsule historique de l’ancienne capitale ottomane. Pour la première fois depuis quatre-vingt-sept ans, un imam a récité une sourate du Coran à l’intérieur de la basilique Sainte-Sophie.
Limitée à deux personnes, l’imam et le ministre du tourisme, Mehmet Nuri Ersoy, la prière a été suivie avec émotion par le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui assistait à l’événement en visioconférence, un écran plat ayant été installé au cœur de l’édifice. Un peu plus tard, un spectacle de son et lumière a été projeté sur les murs extérieurs de la basilique. Les cérémonies ont été retransmises par toutes les chaînes de télévision.
Une façon pour M. Erdogan de donner des gages à la frange la plus conservatrice de son électorat, laquelle réclame depuis longtemps la conversion du bâtiment en mosquée. Une façon aussi de polariser davantage la société et d’énerver le voisin grec, avec qui les relations sont tendues.
Réciter des sourates à Sainte-Sophie n’est pas vu d’un très bon œil par l’élite laïque du pays, qui déplore une atteinte à l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque. C’est lui qui, en 1935, avait œuvré à la transformer en musée. La Grèce non plus n’a pas apprécié. Vendredi, le porte-parole du gouvernement grec, Stelios Petsas, a cru bon de rappeler que « Sainte-Sophie est un monument mondial du Patrimoine culturel » qui ne doit pas être instrumentalisé.
A chaque crise politique, le président Erdogan ressasse l’idée de transformer la basilique du VIe siècle en mosquée, ce qu’elle a été de 1453, date de la conquête, jusqu’en 1935. En 2017, il avait évoqué cette éventualité en réponse à la reconnaissance par le président américain, Donald Trump, de Jérusalem comme capitale de l’Etat hébreu. En 2019, alors que son Parti de la justice et du développement (AKP) apparaissait en mauvaise posture pour les municipales, cette vieille antienne avait resurgi.
« Conquérir les mosquées »
Sa réalisation semble d’autant plus improbable que la « Grande Eglise », classée au Patrimoine mondial par l’Unesco et deuxième musée le plus visité de Turquie avec près de 4 millions d’entrées annuelles, est une source de revenus considérable pour le ministère du tourisme, dont les rentrées risquent d’être réduites à la portion congrue cette année à cause de la pandémie. Une fois devenue mosquée, l’entrée serait forcément libre. Il conviendrait aussi d’occulter ses mosaïques byzantines, l’islam ne tolérant pas la représentation figurative.
Alors que l’économie turque est menacée de récession à cause de l’épidémie, les autorités cherchent à bercer la population avec le rêve de la conquête ottomane. « Nous allons conquérir les mosquées ! », a prévenu jeudi Ali Erbas, le chef de la direction des affaires religieuses, tandis qu’il annonçait la décision du gouvernement de rouvrir les mosquées aux prières collectives après une interruption de soixante-quatorze jours.
Prévue pour le 12 juin, la réouverture a finalement été avancée au 29 mai. Les milliers de fidèles qui ont convergé vers les mosquées vendredi ont été invités à prier à l’extérieur. Le port du masque était obligatoire, et les tapis de prière disposés à plus de 1 mètre les uns des autres. Des employés municipaux ont distribué du gel et les haut-parleurs des minarets ont répété la nécessité de se tenir à bonne distance les uns des autres.
Le gouvernement estime que l’épidémie a été maîtrisée. Vendredi, les autorités sanitaires ont déclaré plus de 160 000 cas confirmés de Covid-19 et un total de 4 489 décès. Jeudi, le président Erdogan a annoncé la levée, prévue lundi 1er juin, des restrictions imposées jusqu’ici à la circulation entre les villes ainsi que la réouverture des restaurants, cafés, centres sportifs, plages et musées.