Situé dans le sud de la ville de Homs à proximité de l’université al-Baath et abritant quelque 40 000 habitants, pour 85 % membres de la communauté alaouite, le quartier d’Akrama al-Jadida a été le théâtre, le 1er octobre, d’un attentat aussi abominable que meurtrier. Une première explosion a eu lieu devant l’Ecole al-Makhzouniyeh, à l’heure de l’entrée en classes, provoquée par une bombe dissimulée dans une voiture militaire garée dans la rue. Quelques minutes plus tard, une seconde voiture selon les uns, un kamikaze selon les autres, a ajouté au désordre et multiplié le nombre des victimes. Les explosions ont tué sur le champ 45 personnes, en majorité des enfants, et fait plus de 100 blessés, dont plusieurs sont décédés des suites de leurs blessures au cours des jours suivants. Elles ont aussi causé des dégâts matériels importants. Le bruit des deux déflagrations a été d’une telle puissance que les témoins ont eu d’abord l’impression que leur quartier avait été frappé par des missiles.
Les activistes de la ville n’ont pas tardé à dénoncer derrière cette opération criminelle la main de partisans et d’appareils de sécurité du régime.
Selon eux, elle est une conséquence des divergences graves qui opposent depuis plusieurs semaines les chabbiha, désormais recyclés dans les Forces de Défense nationale, et le gouverneur de Homs, Talal al-Barazi. Les premiers reprochent avec véhémence au second de mettre en place les conditions d’une trêve dans le quartier d’al-Wa’ar, dernier secteur de la ville aux mains des rebelles, en y autorisant l’entrée ponctuelle de secours, alors qu’ils veulent, eux, comme dans les autres quartiers de la ville vidés de leur population en février 2014, une reddition pure et simple de ses défenseurs et le départ définitif de ses habitants.
Elle s’explique aussi par les affrontements ayant opposé ces mêmes Forces de Défense nationale et les milices chiites venues à la rescousse des forces régulières chancelantes, qui se disputent sur la répartition des secteurs et des biens abandonnés derrière eux dans la vieille ville de Homs par les habitants contraints à l’exode, pillés et écoulés par les uns et les autres sur les « Souqs al-sunna ».
Ils soupçonnent enfin le régime de chercher ainsi à exacerber l’hostilité des Etats coalisés contre les islamistes radicaux présents en Syrie, capables de s’en prendre jusqu’à des écoles, et à les convaincre de la nécessité de se détourner de « l’opposition terroriste » pour se solidariser avec le pouvoir en place.
D’ailleurs, selon ces mêmes activistes, il aurait été tout simplement impossible pour des étrangers d’avoir accès à ce quartier ultra-protégé, entouré par des dizaines de chicanes et de postes de contrôle, et, à plus forte raison, d’y faire pénétrer une voitures bourrée d’explosifs.
Les parents des enfants décédés ne sont pas loin de partager leur avis. Ils ont crié leur colère lors d’un rassemblement au cours duquel leurs critiques ont davantage été dirigées contre les responsables de leur sécurité que contre les auteurs inconnus de la double explosion :
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Avant même que des accusations aient été clairement formulées contre le pouvoir en place, un expert français de la Syrie a pris les devants, plus irrité par cette action frappant la communauté alaouite que par l’interminable série de crimes perpétrés depuis plus de trois ans par les forces de Bachar al-Assad contre l’ensemble de la population syrienne… y compris des enfants. Comme si la contre-insurrection destinée à défaire les révolutionnaires, systématiquement présentés par la propagande officielle et par lui-même comme « armés, violents et sectaires depuis la première heure », pouvait justifier les ignominies dont le régime est le premier responsable, à savoir :
– les massacres à l’arme blanche contre des villageois – parmi lesquels de nombreux enfants… – dans plusieurs gouvernorats du centre du pays ;
– les bombardements de populations civiles – parmi lesquelles de nombreux enfants… – à l’aide de produits chimiques ;
– le largage de barils de TNT et de ferrailles sur des quartiers d’habitation peuplés de Syriens – parmi lesquels de nombreux enfants… – non armés et pacifiques ;
– le mitraillage de simples citoyens – parmi lesquels de nombreux enfants… – faisant la queue devant des boulangeries ;
– la destruction délibérée de lieux universellement considérés comme neutres dans les conflits – et abritant de nombreux enfants… – comme les écoles et les hôpitaux ;
– l’enlèvement, l’emprisonnement et la liquidation de dizaines de milliers de Syriens et de Syriennes – parmi lesquels des centaines d’enfants… – torturés jusqu’à la mort ou abandonnés à la faim jusqu’à en périr…
Au bord de la crise de nerfs, alors qu’il se présente de façon récurrente comme un observateur objectif, neutre et impartial… tout en faisant siens les points de vue et les explications du régime sur la plupart des questions, notre expert écrivait, le lendemain de l’attentat :
« Messieurs les islamo gauchistes et autres supporters béats de la « révolution syrienne » encore un attentat organisé par Bachar el Assad pour faire croire à une menace islamiste ? Non, la « révolution syrienne » est uniquement laïque et démocratique, toutes ces voitures piégées sont l’œuvre des moukhabarat d’Assad pour dénigrer l’opposition et ramener vers lui les minorités. Daech n’est-il pas une création du régime de Bachar el Assad ? Comme vous l’affirmer (sic) depuis un an sur toutes les ondes. Ces enfants qui sont morts, ce n’étaient que des alaouites, ils n’avaient qu’à arrêter de soutenir Bachar el Assad, nous direz-vous. La Syrie ressemble de plus en plus à l’Afghanistan et vous en portez la responsabilité ».
Notre expert a raison de trouver scandaleux le choix d’une école pour régler des comptes et on partage en toute sincérité son émotion et sa réprobation. Mais on a peine à imaginer que sa naïveté ne soit pas feinte lorsqu’il tente de dédouaner Bachar al-Assad et sa clique de toute responsabilité dans l’apparition, si ce n’est aujourd’hui du moins hier et avant-hier, d’al-Qaïda en Irak et de l’Etat islamique à présent en Syrie.
Serait-il le seul à n’avoir jamais entendu parler ni du recrutement de djihadistes à Alep par le cheykh Mahmoud Qoul Aghasi dit Abou al-Qa’qa’ au début des années 2000, ni de l’envoi au Liban du Palestinien Chaker al-Absi et des hauts-faits de son Fath al-Islam dans le camp de Nahr al-Bared près de Tripoli en 2006-2007, ni de la remise en liberté, au cours de la première année du soulèvement en Syrie, de plusieurs centaines d’islamistes plus ou moins radicaux ?
Imagine-t-il que c’est pour prêcher la fraternité et inciter à la réconciliation avec le pouvoir en place que les « amis de Sadnaya », Zahran Allouch, Hassan Abboud et Aïssa al-Cheykh ont été relâchés ?
Et est-ce de leur propre initiative que les médias syriens ont donné tant d’échos aux actions du Jabhat al-Nusra avant de se focaliser sur le nouvel épouvantail constitué par Da’ech ?
De même on ne peut que se demander de qui notre expert se moque lorsqu’il cherche à faire croire que le régime syrien n’avait pas intérêt et n’aurait pas été capable de planifier et de mener une telle opération.
– Au nom peut-être de ses hautes valeurs morales et du respect des Droits de l’Homme qui lui ont valu et qui lui valent encore le titre « d’Etat de Barbarie » ?
– Au nom des égards qu’il a toujours eus pour ses administrés en général, et, en premier lieu, pour la communauté minoritaire d’où sont issus en majorité les détenteurs du « pouvoir réel » ?
– Au nom de la considération qu’il devrait observer à l’égard de ceux qui lui fournissent en priorité sa chair à canon ?
– Au nom de l’attention qu’il n’a cessé, depuis le début de la crise en particulier, de porter aux enfants ?
Il semble lui avoir échappé que cette communauté qu’il connait si bien commence à en avoir assez, elle aussi, du conflit meurtrier pour chacune des parties en présence dans lequel Bachar al-Assad l’a entraînée pour rester au pouvoir sans faire la moindre concession, et qu’elle est lasse d’envoyer ses enfants au tombeau pour lui permettre de se cramponner indéfiniment au trône.
Il semble lui avoir échappé que, à de multiples reprises au cours des années écoulées, les régime a délibérément mis en danger les chrétiens, les druzes et les autres communautés minoritaires qui commençaient à regimber, pour les contraindre à rester sous son aile et à son service, faute de pouvoir répondre à leur question : « Et maintenant, on va où ? »
Il semble lui avoir échappé que les révolutionnaires syriens, qui ne sont pas tous laïcs et qui ne sont pas tous démocrates, mais qui ne sont pas davantage des terroristes et qui mériteraient davantage d’objectivité… à défaut de « neutralité », ne sont pas seuls à soutenir que les attentats aveugles perpétrés depuis le mois de décembre 2011 sont en majorité le fait des moukhabarat et des agents du régime, peu regardant sur les moyens quand la fin – terroriser les populations et prévenir les interventions extérieures – importe seule.
Il semble lui avoir échappé enfin que le recours aux opérations terroristes par le régime a été confirmé par plusieurs officiers de ces mêmes services passés à l’opposition parce qu’ils ne supportaient plus les crimes, les mensonges et les manipulations quotidiennes dont ils étaient contraints d’être les agents.
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Le 2 octobre, les habitants d’Akrama ont participé en masse aux funérailles des victimes. Ce rassemblement, qui n’était pas une masira, puisqu’il lui manquait les deux éléments constitutifs de toutes les démonstrations en faveur du régime – les photos du qa’id Bachar al-Assad et le slogan bien connu « notre vie, notre sang, nous le donnons pour toi ô Bachar » -, s’est rapidement transformée en mouzahara, c’est-à-dire en une démarche revendicative.
Les principaux slogans réclamaient le « limogeage du gouverneur » et la « lutte contre la corruption ». Dans le contexte créé dans le quartier par la double explosion, ils méritent une explication.
Il est logique que les parents des victimes aient réclamé la démission du gouverneur en sa qualité de plus haut représentant local de l’Etat, même si personne n’ignore en Syrie que les gouverneurs n’ont d’autorité que formelle sur les officiers des services de sécurité et de l’armée qui, eux, représentent le régime. Mais, comme déjà signalé, cette revendication était aussi liée à la controverse opposant Talal al-Barazi aux chabbiha sur la stratégie à mettre en œuvre vis-à-vis du quartier d’al-Wa’ar, l’instauration d’une trêve ou sa conquête, son pillage et sa destruction.
L’autre slogan, la « lutte contre la corruption », s’explique par la découverte que la voiture ou l’une des voitures utilisées dans l’attentat était un véhicule militaire dont les papiers avaient été maquillés, lequel n’aurait jamais pu franchir les postes de contrôle situés autour du quartier sans défaillance ou complicité des officiers des services ou de l’armée qui en assuraient la surveillance. Une telle accusation n’est pas nouvelle, les habitants d’Akrama al-Jadida, comme ceux de Homs et de l’ensemble des zones encore sous contrôle du pouvoir, déplorant régulièrement la vénalité des militaires de l’armée, des miliciens des Forces de Défense nationale et des mercenaires des diverses unités chiites en position aux entrées et aux barrières de sécurité de leurs quartiers.
A la lecture des pages des menhebbakjis, les adorateurs de Bachar qui ne veulent voir à la tête de la Syrie « personne d’autre » que lui, il apparaît que les partisans du pouvoir en place savent qui les tue. Ils estiment – contre l’avis de notre expert… – que c’est bien au régime ou à certains au sein du régime que profite avant tout cet attentat non revendiqué, dont les groupes terroristes n’auraient eu aucune réticence à reconnaître la paternité s’ils en avaient été les auteurs :
– il effraie ainsi la communauté dont il a le plus besoin en lui faisant entrevoir le sort dramatique qui l’attend au cas où Bachar al-Assad serait renversé ;
– il renforce la peur et la haine de cette communauté envers la communauté sunnite majoritaire ;
– et il affaiblit les voix qui appellent les alaouites à cesser d’envoyer leurs enfants se battre et mourir chaque jour par dizaines au service d’intérêts qui ne sont pas les leurs.
D’autres pages pro-régimes sont plus explicites. Elles affirment sans ambage que » la crise est entretenue par ceux qui seraient les premiers affectés par une trêve et par la levée des barricades et des postes de contrôle, comme les gangs mafieux de Saqr Rustom ou de [l’ancien député] Chahadeh Mihoub. Le premier perçoit chaque mois le salaire de 8000 agents enregistrés dans les Forces de Défense nationale… dont les noms n’existent que sur le papier ou qu’il dispense de tout service effectif en échange de l’abandon d’une partie de leur solde. Il encaisse ainsi quelque 160 millions de livres syriennes par mois, auxquels s’ajoutent le produit des vols, des redevances imposées, des passe-droits et des prises d’otages… »
Le 6 octobre, la page pro-régime dédiée au soldat décédé Nidal Jounoud recommandait de diffuser aussi largement que possible le texte suivant :
« Selon un rapport d’une chaîne de télévision syrienne, le massacre du quartier d’Akrama à Homs visait à entraver l’opération de réconciliation. On en déduit ce qui suit :
1 / les réconciliations vont se poursuivre sans marquer de pause
2 / les gouverneur va être maintenu en place
3 / les médias locaux continuent de se foutre des gens et de les prendre pour des idiots ».
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A titre de mise en garde contre la poursuite d’une expression de colère susceptible de dégénérer… et de ressembler aux manifestations du début de la révolution, les moukhabarat ont brièvement arrêté ses organisateurs. Sans doute les critiques formulées contre le gouverneur y étaient-elles pour quelque chose. Mais elles ne s’étaient pas limitées à sa seule personne. Des parents des victimes avaient pris à partie les correspondants des télévisions et radios dépêchés sur les lieux, exigeant le renvoi des ministres de l’Intérieur et de l’Education, le limogeage de certains membres de la branche locale du Parti Baath, ainsi que la suspension et la mise en jugement des responsables des différents services de sécurité ayant failli à leur mission de protéger le quartier et en particulier son école.
Activistes et opposants n’ont pas manqué de relever que c’est avec le même slogan qu’avait débuté à Daraa, en mars 2011, la révolution qu’ils poursuivaient en dépit des difficultés et de l’apparition d’acteurs inattendus. Il était alors dirigé contre le gouverneur Faysal Kalthoum et le chef local de la Sécurité politique, le général Atef Najib, cousin maternel de Bachar al-Assad… Ils ont également noté que, conformément à ses pratiques discriminatoires basées sur des considérations sectaires, le régime s’est abstenu, à Homs, d’user des mêmes méthodes qu’à Daraa et, surtout, de jouer la provocation en ouvrant le feu sur la foule réunie pour les obsèques des victimes.
En dépit des circonstances dramatiques ayant poussé les habitants d’Akrama dans la rue, pour une manifestation d’abord, pour une veillée aux bougies ensuite, cette différence de traitement a inspiré à certaines pages de l’opposition des réflexions ironiques.
Retournant contre les actuels protestataires les accusations formulées en mars 2011 contre les premiers révolutionnaires, l’une d’entre elle se demande si les manifestations des partisans du régime à Homs ne seraient pas elles aussi « des dessins animés filmés au Qatar » et accuse les mécontents d’être descendus dans la rue après avoir « consommé de la drogue » et « reçu de Bandar – le prince Bandar bin Sultan, chef du Conseil saoudien de Sécurité nationale – un sandwich et 500 livres syriennes ».
Une autre relève que « peu à peu la distance diminue : le peuple veut la chute d’Abou Hafez – c’est-à-dire de Bachar al-Assad – et les partisans du régime celle du mouhafez – le gouverneur ».
Une autre encore les met en garde sur le mode humoristique : « Faites gaffe, si vous descendez demain dans les rues ! Vous allez être pris sous un déluge… de flotte ».
Une autre écrit en plagiant le langage des moukhabarat : « Ces types qui veulent renverser le gouverneur sont des infiltrés. Ils ont reçu du fric des pays du Golfe et de la Turquie. On les a tués quand ils sont sortis à Daraa pour réclamer des sanctions contre le cousin du président. On les a massacrés quand ils se sont agités à Homs et exigé le changement du gouverneur Iyad Ghazal. On a même démoli leurs maisons. Mais ça n’a pas suffi… D’où sortent donc ceux-là ? Alors qu’on bombarde les opposants, voici que les partisans du pouvoir se révèlent eux aussi infiltrés » !
Un dernier donne aux mécontents ce conseil : « Si vous voulez vraiment savoir qui a massacré vos enfants, continuez à manifester et à protester. Noubliez pas d’envelopper vos sandwichs de chawarma dans des billets de 500 livres, de prendre des hallucinogènes et d’encourager à la désertion les hommes de la Défense nationale. Vous connaîtrez alors les poursuites sécuritaires. Vous serez alors torturés dans les prisons. Vos protestations seront alors réprimées par toutes sortes de chabbiha et par le Hizbollah »…
Mais le drame suggère à d’autres opposants des réflexions plus profondes. Revendiquant son appartenance à la communauté alaouite, l’un d’eux note que « des voix commencent à s’élever contre la tête du système et les membres de sa bande, en particulier parmi les gens de notre communauté. Les grandes lignes d’un soulèvement contre ce régime se précisent après le lancement par des activistes de campagnes de conscientisation qui les appellent à retirer leurs enfants des fronts où Bachar al-Assad et ses officiers les envoient pour faire la guerre à d’autres fils de la Syrie. En provenance des régions alaouites, les campagnes « Un cri » et « Où sont-ils » ont sonné comme un coup de semonce aux oreilles du pouvoir, qui est prêt à faire tout ce qu’il faut pour les atténuer et les rendre inaudibles ». Il ajoute : « Si des voix extrémistes se font entendre dans les régions libérées, des voix tout aussi radicales s’élèvent des secteurs sous l’autorité du régime. Celui-ci s’efforce, en recourant aux moyens les plus divers, de renforcer cette cacophonie qui a conduit la Syrie à sa situation actuelle. Il est prêt à tout pour que ces voix radicales restent dominantes ». Et il conclut, avec optimisme : « Ces manœuvres sont vouées à l’échec, parce que les agents de cette explosion sont les leaders autoproclamés des chabbiha et les moukhabarat du régime, qui s’efforcent d’entretenir la tension et l’animosité de notre communauté alaouite vis-à-vis de la révolution et des révolutionnaires », alors que « alaouites et sunnites, notre ennemi commun n’est autre que Bachar al-Assad ».