Les historiens discuteront certainement plus tard du jour exact où il convient de considérer qu’a démarré en Syrie la « révolution » contre le régime baathiste. On postulera ici que le 15 mars, marqué à Damas par un défilé de protestataires dans le Souq Hamidiyeh et par plusieurs autres manifestations dans diverses localités, peut constituer un point de départ acceptable pour le mouvement. Celui-ci a donc légèrement dépassé aujourd’hui ses deux mois… plus un d’existence. Quel bilan peut-on en dresser ? Quels sont les acquis et les échecs des partenaires en présence ? Surtout, comment se profile l’issue du bras de fer qui oppose désormais le régime aux manifestants et à l’opposition ?
1 / LES ACQUIS ET LES ECHECS DU REGIME DE BACHAR AL ASSAD
2 / LES ACQUIS ET LES ECHECS DE LA CONTESTATION
3 / LES ACQUIS ET LES ECHECS DE L’OPPOSITION
3.1 – L’opposition comme telle n’est pas à l’origine de la contestation
Comme dans les autres pays arabes touchés depuis la fin de l’année 2010 par des mouvements de protestation populaire contre les pouvoirs en place, les partis politiques de l’opposition syrienne ne sont pas en tant que tels à l’origine de la contestation. Ce ne sont pas des opposants qui ont signé les premiers appels diffusés sur Internet, au cours du mois de janvier 2011, pour inciter les Syriens à se mobiliser contre le régime et à se diriger vers les places publiques, à Damas et Alep en particulier, afin d’y établir des espaces symboliques de « Syrie libérée ». Bien qu’ignorant – ou affectant d’ignorer – à cette date d’où provenaient ces messages, le régime ne les a pas imputés à l’opposition, mais à des « ennemis de la Syrie » et à des « parties syriennes liées à l’étranger ». Dans le communiqué diffusé le 30 Janvier pour inviter ses concitoyens d’Alep à occuper, les 4 et 5 février, la place Saadallah Al Jabiri, l’opposant Ghassan Najjar, membre dirigeant du Courant Islamique Démocratique Indépendant en Syrie et de la Déclaration de Damas, n’a pas revendiqué la paternité de l’appel précédemment diffusé à ce propos. Il l’a « approuvé » et il l’a « appuyé », ce qui équivalait à une reconnaissance implicite qu’il n’en était pas l’auteur. De même, ce ne sont pas les revendications traditionnelles de l’opposition qui ont jeté les gens dans les rues à Daraa, au milieu du mois de mars, pour le véritable coup d’envoi de la contestation, mais la colère populaire face aux agissements irresponsables des services de sécurité du régime.
3.2 – L’opposition a contribué au déclenchement de la contestation
En revanche, il est indubitable que, en amont, des opposants ont contribué individuellement ou collectivement à la mobilisation. On peut en voir le meilleur exemple dans l’activité inlassable déployée durant la période qui a précédé l’Intifada par Souheïr Al Atassi, présidente du « Forum pour le Dialogue Démocratique » créé durant le printemps de Damas en hommage à son père, Jamal Al Atassi, secrétaire général (décédé en 2000) du Parti de l’Union Socialiste Arabe Démocratique. Au début du mois de janvier 2011, elle signait un appel sur Facebook en faveur d’un « bateau du retour » qui ramènerait en Syrie des citoyens jadis chassés de leur pays ou contraints de le quitter pour échapper à la mort ; début février, elle participait aux sit-in de solidarité organisés sur la place Bab Touma à Damas pour exprimer le soutien de la jeunesse syrienne aux Egyptiens qui occupaient au même moment la place Tahrir au Caire ; milieu février, elle manifestait devant l’ambassade de Libye en Syrie pour dénoncer la répression menée par le régime de Moammar Al Qaddafi contre les Libyens à leur tour descendus dans la rue ; le 16 mars, elle s’associait sur la place Merjeh, au cœur de la capitale, aux demandes de femmes et mères de prisonniers réclamant que leurs proches soient déférés devant un tribunal, si des griefs existaient contre eux, et dans le cas contraire qu’ils soient libérés. Arrêtée à cette occasion en compagnie d’autres opposants et opposantes, et libérée le 3 avril, elle vit depuis lors dans la clandestinité.
Elle avait auparavant joué un rôle pionnier en créant sur Facebook une page destinée à associer le plus grand nombre possible d’internautes aux débats d’un forum virtuel, destiné à remplacer celui qu’elle ne pouvait plus organiser à son domicile. Son refus de se plier aux injonctions du régime, qui lui avait demandé à plusieurs reprises, au début de l’année 2009, de cesser cette activité, lui avait valu plusieurs convocations par les moukhabarat… Son obstination et son courage ont inspiré nombre de ses concitoyens, en particulier parmi les jeunes, étudiants et autres, qu’elle a souvent entraînés dans son sillage. On pourrait également évoquer ici l’influence d’activistes comme l’ancien député et industriel Riyad Seif, l’ancien leader communiste Riyad Turk, l’avocat Haytham Al Maleh, l’intellectuel Michel Kilo, les frères Akram et Anwar Al Bounni, et quelques dizaines d’autres. Il faut donc reconnaître à la fois que ce n’est pas à l’appel des partis de l’opposition que les Syriens ont commencé à se préparer, au début de 2011, à descendre dans la rue, mais que des membres de l’opposition ont contribué, par leurs initiatives et par leur action plus ou moins obscure durant les années 2000 à 2010, à préparer les esprits à la démarche de contestation ouverte du régime, qui, il y a quelques mois encore, paraissait totalement impossible.
3.3 – L’opposition s’est insérée dans la contestation
Dès les premiers appels à manifester, relayés à travers la Syrie au début du mois de janvier 2011 via les réseaux sociaux, l’opposition a trouvé sa place dans la contestation. Les mots d’ordre et les objectifs proposés aux protestataires reprenaient en effet les demandes qui, depuis des décennies, étaient celles des opposants. La liste en est désormais bien connue. On mentionnera uniquement ici pour mémoire : la fin de l’état d’urgence, la suppression des lois et des tribunaux d’exception, la remise en liberté de tous les détenus d’opinion, l’interdiction aux services de renseignements d’interférer dans la vie quotidienne des citoyens, l’octroi aux Syriens des libertés qui leur sont théoriquement reconnues par la Constitution, l’autorisation aux partis politiques, aux syndicats, aux organisations de la société civile de travailler parmi la population, etc. Si quelques vétérans de l’opposition traditionnelle ont hésité avant de rejoindre un mouvement qui les surprenait pour de multiples raisons – il n’avait pas de contenu idéologique précis, il n’avançait pas de projet alternatif, il utilisait des techniques nouvelles de communication qui leur échappaient, il était dirigé par des animateurs anonymes qui n’avaient jamais adhéré à un parti politique et qui diffusaient mots d’ordre et slogans via Internet… – les plus jeunes d’entre eux n’ont pas hésité un moment à descendre dans les rues avec leurs camarades. Ils ont rapidement été rejoints par les autres. A Daraa, à Douma, à Homs et ailleurs, de Lattaquié à Al Bou Kamal, les militants des partis qui composent le Rassemblement National Démocratique, ceux des partis kurdes et assyriens, les membres des Comités de la Société Civile, les activistes des différentes Organisations de Défense des Droits de l’Homme ont défilé avec et parmi les autres habitants, sans chercher ni à revendiquer un rôle particulier, ni à imposer d’autres directives que celles provenant des Coordinations peu à peu mises en place pour tenter d’unifier le mouvement.
3.4 – L’opposition a renforcé la contestation
Si la participation d’opposants à la protestation est restée discrète, l’absence de banderoles et de slogans spécifiques ne permettant pas de les identifier comme tels dans les manifestations, l’opposition a en revanche apporté un appui important à la contestation en diffusant par ses réseaux et moyens habituels des communiqués de soutien et d’encouragement. Le pouvoir syrien avait eu beau jeu, au cours du mois de janvier 2010, d’attribuer à des « manipulations d’ennemis de l’extérieur » les appels lancés sur Internet, depuis la Syrie, par des activistes syriens auxquels la prudence imposait de conserver leur anonymat. Mais, dès le mois de février, la publication de communiqués par des partis clairement identifiés comme appartenant à l’opposition de l’intérieur, qui formulaient les mêmes revendications en les signant de leur nom, a privé le pouvoir de cet argument. Outre les partis, des personnalités éminentes appartenant à toutes les tendances de l’échiquier politique se sont prononcées pour la contestation, tout en mettant en garde contre la tentation de répondre par les mêmes moyens à la violence utilisée par le régime pour rétablir autour des citoyens le mur de la peur en voie d’écroulement. De l’extérieur de la Syrie, des organisations et des personnalités jadis contraintes à l’exil en raison de leurs idées ou de leurs engagements se sont également rangées du côté de la population, insistant sur la nécessité de conserver son caractère pacifique à la contestation. L’un des premiers à tenir ce discours a été le Dr Isam Al Attar, un ancien contrôleur général des Frères Musulmans, interdit de séjour dans son pays dès l’arrivée au pouvoir du Parti Baath, au milieu des années 1960. De France, plusieurs intellectuels syriens comme l’universitaire Burhan Ghalioun, l’historien Farouq Mardam Bey ou le critique littéraire Soubhi Hadidi, ont formulé ou signé les mêmes appels et recommandations.
3.5 – L’opposition a peu profité de la contestation
Alors que la contestation a désormais dépassé les cent jours, on constate que l’opposition en tant que force politique organisée n’a pas tiré profit, pour elle-même, de sa participation au mouvement en cours, qui met pourtant en avant les thèmes qui sont les siens depuis longtemps. Globalement parlant, les partis de l’opposition syrienne continuent en effet d’apparaître aux jeunes de 18 à 35 ans qui forment le gros des manifestants, comme sclérosés, stériles et dépassés (une rapide présentation de ces partis figure ici). Contraints de vivre durant près de 30 ans dans l’autarcie qui pouvait seule assurer leur survie, ces partis n’ont su profiter ni du bref intermède du Printemps de Damas, entre septembre 2000 et septembre 2001, ni de l’opportunité ouverte par la publication de la Déclaration de Damas, en octobre 2005. A l’exception du Parti Communiste – Bureau Politique, rebaptisé Parti du Peuple Démocratique au milieu des années 2000, leur idéologie ne s’est guère renouvelée. Leurs dirigeants ou anciens dirigeants, Riyad Turk, Abdel-Aziz Al Khayyer, Hasan Abdel-Azim, Abdallah Hocheh, Fateh Jamous, Ahmed Faez Al Fawwaz, Tareq Abou l-Hasan, Ghiyath Ouyoun al-Soud, Abdel-Aziz Manjouneh… sont dans leur majorité des personnalités respectées. Il en va de même des « opposants indépendants », qui peuvent être des intellectuels, comme Aref Dalileh, Michel Kilo ou Huseïn Al Awdat, des avocats comme Haytham Al Maleh, Mohannad Al Hasani, Anwar Al Bounni ou Khalil Maatouq, d’anciens hommes d’affaires, comme Riyad Seif, Samir Nachchar ou Mamoun Al Homsi, des médecins ou des dentistes comme Kamal Al Labwani, Radwan Ziyadeh ou Ammar Al Qourabi… Mais, surveillés, soumis à des tracasseries continuelles, privés d’accès aux médias et souvent emprisonnés, ils manquent de bases populaires. Ils ont été incapables de rallier – mais il est vrai que ce n’était pas là leur premier objectif – ceux qui descendaient dans la rue pour revendiquer davantage de liberté pour eux et pour tous les Syriens. L’annonce de la création d’un Comité de Coordination des Forces Nationales Démocratiques, le 26 juin, a fourni l’occasion à l’opposition d’inviter pour la première fois les « forces vives dirigeant les manifestations pacifiques » à rejoindre les organisations politiques pour travailler ensemble au changement dans le pays. Il est trop tôt pour se prononcer sur le résultat de cet appel. Mais, comme on l’expliquera plus loin, il n’est pas sûr qu’il soit entendu.
3.6 – L’opposition a servi de porte-parole à la contestation…
Quand les médias arabes et occidentaux ont commencé à s’intéresser, de manière échelonnée dans le temps, au mouvement de contestation en Syrie que peu d’observateurs croyaient possible au départ et que les autorités syriennes s’attachaient à décrire comme un simple orage d’été, ils ont cherché à donner la parole à la protestation. Mais, faute de pouvoir obtenir les noms des véritables meneurs, contraints de rester dans l’anonymat et d’utiliser des pseudonymes pour garantir leur sécurité, et incapables d’établir avec eux un contact direct puisque la Syrie avait fermé ses portes aux médias étrangers « hostiles », c’est-à-dire indépendants, les journalistes se sont tournés vers les membres connus de l’opposition qui participaient au mouvement. En répondant aux interviews et en laissant leur image plus ou moins familière apparaître sur les écrans, ceux-ci ont non seulement donné une voix et un visage à la contestation, mais ils lui ont permis de gagner en crédibilité. Alors que le régime s’efforçait de faire croire à l’opinion publique internationale que son action était légitime, puisqu’il ne faisait que se défendre contre un « complot ourdi de l’extérieur », financé par les ennemis de la Syrie et mis en œuvre à l’intérieur par des « terroristes islamistes armés », la crédibilité dont bénéficiaient ces opposants a convaincu la plupart des observateurs que la réalité était très différente. Tous en effet ont dit et redit que la révolution était pacifique, unitaire et non confessionnelle. Que le seul complot était celui que dirigeait le régime pour mettre à terre le peuple. Qu’il n’y avait pas d’autres groupes armés en Syrie que les voyous auxquels Bachar Al Assad confiait les plus sales besognes. Que les promesses d’ouverture et les mesures de réforme du chef de l’Etat, jamais totalement mises en œuvre, n’étaient que de la poudre aux yeux. Que le pouvoir n’avait pas l’intention de changer mais de gagner du temps afin de rester en place. Qu’il était moins intéressé à dialoguer qu’à diviser les opposants… Or il est difficile de traiter de menteurs des hommes comme ceux dont les noms ont déjà été cités, qui n’ont jamais été des terroristes, et qui n’ont fait des années de prison que par fidélité à leurs idées et à leur engagement en faveur de leurs concitoyens.
3.7 – … subissant les représailles du régime contre certains de ses membres
Pour mettre fin à la contestation, le régime a donc considéré qu’il devait non seulement ramener les protestataires chez eux en les terrorisant par tous les moyens, mais aussi les priver de relais dans les opinions publiques extérieures. Pour ce faire, il a mené une politique systématique d’arrestation des opposants, qui, en répondant aux questions des chaînes de télévisions étrangères, avaient contribué à réduire à néant le travail de désinformation de ses services spécialisés. La liste de ces arrestations est longue. Elle comprend Ahmed Maatouq, Mohammed Najati Tayyara, Ghiyath Ouyoun al Soud, Mahmoud Issa, Abdel-Naser Kahlous, Mohammed Omar Kardas, Qasem Azzawi, Fahmi Yousef… Pour des raisons différentes, d’autres opposants notoires ont été arrêtés à travers tout le pays. Certains avaient eux-mêmes appelé à manifester, comme Georges Sabra, membre du Parti du Peuple Démocratique, élément moteur de la mobilisation dans sa ville de Qatana. D’autres avaient apporté aux manifestations la caution de leur présence, personne ne pouvant imaginer qu’un démocrate comme Riyad Seif, arrêté le 6 mai dans le quartier du Midan à Damas, ait pu participer à une démonstration violente. Pour faire pression sur eux, les services de sécurité ont également emprisonné pour des périodes plus ou moins longues Omar Qachach (85 ans), Hassan Abdel-Azim (81 ans), Ghassan Najjar (75 ans), Hazem Nahhar, Louaï Huseïn, Fayez Sara, et des dizaines d’autres, arabes et kurdes. Au milieu du mois de mai, les moukhabarat ont même arrêté une douzaine de membres et de dirigeants de l’Organisation Assyrienne Démocratique qui avaient démontré, en participant au mouvement de protestation dans la Jazireh, que les chrétiens syriens étaient eux aussi favorables au changement.
3.8 – L’opposition a été dépassée par les revendications de la contestation
De façon plus ou moins rapide en fonction des villes et des villages, et en relation directe avec le niveau de violence subie par les populations, la contestation est passée de la revendication de liberté à l’appel à la chute du régime et au départ de Bachar Al Assad. Cette évolution a mis l’opposition en situation délicate, aussi bien vis-à-vis du pouvoir, déjà très mal disposé à son endroit, que face à la contestation. Par cohérence avec ses idées et par respect du principe de démocratie, l’opposition ne peut qu’hésiter à appeler à un « renversement du régime ». Si cet objectif est aujourd’hui explicitement réclamé par une majorité de manifestants, il est aussi, implicitement, reconnu inévitable ou souhaitable par une majorité d’opposants. Il ne peut toutefois s’inscrire dans un projet politique que s’il est atteint, non pas par un rapport de forces établi dans la rue, mais par des moyens proprement politiques. Autrement dit, à l’issue d’un affrontement entre projets politiques concurrents, sanctionné par des élections libres et honnêtes, et non par une révolution, surtout si se profilent derrière elle les risques d’une subversion, d’une révolte armée, d’une guerre civile ou, pour les musulmans, d’une fitna. C’est l’inquiétude face à un processus révolutionnaire en marche qu’ils ne contrôlaient pas, qui semble, au moins en partie, être à l’origine de la « réunion consultative » des « opposants sans appartenance partisane » qui s’est tenue, lundi 27 juin, dans un grand hôtel de la capitale. Les participants se sont prononcés pour un « changement de régime par des voies pacifiques ». Certains intervenants ont parlé de « changements radicaux » et de « renversement du régime ».
Mais, il est révélateur de leur malaise que, pour évoquer la situation actuelle, ils aient préféré, dans le communiqué final de leur rencontre, les termes de « crise » (azma) et de « soulèvement (intifadha) à celui de « révolution » (thawra)… pourtant écrit sur les murs, crié par les manifestants et utilisé par des centaines de sites et de pages Internet depuis des mois en Syrie.
3.9 – L’opposition cherche sa place entre la contestation et le régime
Dans la plus grande discrétion, profitant de l’agitation et de la polémique qui précédaient cette réunion de concertation, une vingtaine de partis politiques de l’opposition démocratique arabes et kurdes s’étaient réunis à Damas deux jours plus tôt. Les médias syriens, qui ont fait écho à la rencontre de l’Hôtel Sémiramis avec l’intention de redorer l’image ternie du régime, sont restés muets sur cette première rencontre. Avec la contribution d’opposants indépendants réservés sur la rencontre du 27 juin, ces partis ont eux aussi « recherché les conditions d’une sortie de la crise ». Ils ont établi, au terme d’une journée de travail, un diagnostic de la situation et rédigé des propositions permettant d’aboutir à un « changement national démocratique pacifique ». La comparaison entre les déclarations finales de l’une et l’autre réunions montre que les formations politiques rassemblées le 25 juin, sans aval tacite du régime et sans couverture médiatique, sont allées plus loin dans leurs conclusions que les indépendants réunis le 27 juin. Se positionnant plus près de la contestation, elles se sont prononcées, sans utiliser non plus le mot « révolution », en faveur d’un « changement politique global », passant par la « remise du pouvoir à un gouvernement de transition, la convocation d’un congrès national et la préparation d’une nouvelle constitution ». Il apparaît donc que, entre la volonté du régime de Bachar Al Assad de se maintenir en place le plus longtemps possible et la volonté de la rue syrienne de le jeter dans les poubelles de l’Histoire le plus vite possible, l’opposition syrienne n’est pas actuellement en mesure de parler d’une seule voix, sauf pour condamner le recours à la violence par le pouvoir et adjurer les protestataires de ne pas céder aux provocations. Qu’il s’agisse de posture ou de conviction, elle se divise en revanche sur la sempiternelle question du changement : pour aboutir au mieux en préservant le maximum de vies humaines, faut-il préconiser un « changement DU régime », comme semblent le souhaiter et le croire possible les indépendants, ou un « changement DE régime », comme l’expriment sans ambiguïté les partis politiques ?
3.10 – L’opposition reste pour le régime un non-interlocuteur
Au début du mois d’avril, le régime syrien a commencé à reconnaître qu’il lui serait impossible d’apaiser la tension dans la rue et d’atténuer le mécontentement des opinions publiques extérieures à son égard sans engager un dialogue. Ou au moins sans faire semblant de l’engager, de manière à gagner du temps. Il s’est donc mis en quête d’interlocuteurs. Il ne pouvait reconnaître une légitimité quelconque aux animateurs de la protestation, qu’il avait arrêtés dans les rues ou derrière leurs ordinateurs. D’un côté, il ne voulait pas leur accorder plus d’importance qu’ils n’en méritaient à ses yeux. D’autre part, ils ne pouvaient nullement représenter un mouvement de contestation toujours éclaté et pour l’heure encore fort peu coordonné. Il n’avait donc d’autre choix que de se tourner vers l’opposition. Mais, au lieu de demander aux partis politiques de constituer une délégation, il a lui-même choisi parmi les figures de l’opposition indépendante ceux avec qui il voulait parler. Le contraire aurait été étonnant, et ce pour deux raisons. D’une part, cela aurait abouti à reconnaître aux partis qui constituent l’opposition la légitimité et la représentativité qui leur ont toujours été refusées depuis l’arrivée au pouvoir du Parti Baath, consacré seule force politique légitime par l’article 8 de la constitution de 1973. D’autre part, il devait rester clair pour tous les Syriens que la légitimité, qui ne peut pas provenir d’élections libres puisque le pays n’en a plus connu depuis 1963, reste en Syrie le fait du prince, qui l’accorde à qui il veut, pour les missions qu’il veut et pour le temps qu’il veut. La preuve en est que les personnalités de l’opposition indépendante sélectionnées par les soins du régime avaient toutes été à un moment ou un autre condamnées à la prison par ce même régime, certaines dans un passé lointain, d’autres dans un passé récent, et l’une d’entre elles… après avoir été approchée et avoir exprimé son avis sur les conditions d’un éventuel dialogue.
3.11 – … mais elle fournit de facto au régime ses seuls interlocuteurs
On sait comment les choses se sont passées. Les médias officiels ont fait courir le bruit que les opposants que le régime avait désignés, l’économiste Aref Dalileh, l’intellectuel Michel Kilo, l’analyste politique Fayez Sara, l’éditeur Louaï Huseïn, l’ingénieur Selim Kheir Bek, étaient consentants et qu’ils avaient entamé le dialogue avec ses représentants, la journaliste Samira Al Masalmeh, le général Manaf Tlass et la conseillère politique et médiatique du chef de l’Etat, Bouthayna Chaaban. Les intéressés ont immédiatement ramené les choses à leur juste dimension, précisant dans quelles conditions les « rencontres » s’étaient déroulées et niant qu’il se soit agi d’un « dialogue ». Quoi qu’il en soit, cette affaire a profité à l’opposition. Elle a d’abord démontré que le régime, aussi autoritaire et brutal soit-il en Syrie, ne pouvait se dispenser de parler avec le peuple, et que, pour ce faire, il avait besoin d’intermédiaires. Or, ni les députés, ni les médias, ni les organisations de masse n’exprimant en Syrie la voix de la population, seules des personnalités d’opposition, aussi faible soit cette opposition, pouvaient tenir ce rôle de médiateur. Qui plus est, en offrant aux opposants choisis un statut d’interlocuteur, et en les faisant recevoir par le vice-président Farouq Al Chareh, second personnage de l’Etat, le régime a confirmé ce qu’il s’était toujours acharné à nier jusqu’ici : la Syrie n’est pas le désert politique qu’il prétend. L’opposition syrienne ne manque pas d’hommes politiques responsables, raisonnables, compétents, capables de discuter, d’argumenter et d’assumer des responsabilités. Bref, qu’il le veuille ou non, il existe en Syrie une alternative. Ce n’est pas « Bachar ou le chaos ».
3.11 – L’opposition peine à unir ses rangs face au pouvoir
La création, le 26 juin, du Comité de Coordination des Forces Nationales Démocratiques plus haut évoqué, était destinée, avant de tendre la main aux dirigeants de la protestation sur le terrain, à unifier les différentes composantes de l’opposition, elle-même prise en tenaille entre deux forces dont les aspirations apparaissent de semaine en semaine plus inconciliables : le régime, qui parle de réformes pour rester en place, et la protestation, convaincue que les réformes exigent le départ du régime. Les partis politiques concernés se sont abstenus de commenter le choix du pouvoir en faveur d’opposants indépendants, destinés à lui servir d’interlocuteurs avec les manifestants. Ils n’en ont pas moins considéré qu’il fallait très vite engager une discussion au sein de l’opposition, y compris avec les médiateurs potentiels, de manière à interdire au régime d’imaginer jouer comme à son habitude les uns contre les autres. Le Comité de Coordination, qui est l’aboutissement actuel de leur réflexion, affirme donc avec force, dans le premier document diffusé sous son nom, que « le régime ne trouvera personne pour répondre à son invitation aussi longtemps que le climat nécessaire n’aura pas été mis en place ». La liste des partis et des personnalités inclus dans le Comité montre que cette tentative de regroupement se démarque nettement de la Déclaration de Damas pour le Dialogue National Démocratique. Rendue publique le 16 octobre 2005, celle-ci se proposait, elle aussi, de « conduire pacifiquement et progressivement la Syrie d’un régime autoritaire à un régime démocratique pluraliste ». Mais elle marquait un quadruple glissement sur l’échiquier politique syrien et un recentrage de la problématique jusqu’alors dominante en Syrie : elle se voulait patriotique (syrienne), centriste, libérale et madani (laïque modérée). Le Comité revient à des positions plus classiques en s’affichant, au moins dans sa composition, nationaliste (pan-arabiste), gauchiste, socialiste et ilmani (laïc). Il campe donc sur des positions idéologiques proches de celles du régime, dont il ne se démarque guère que par son aspiration à la démocratie. Ce repositionnement pourrait permettre des rencontres avec quelques partis du Front National Progressiste, puisque le Comité se dit « ouvert à toutes les forces et cadres politiques disposés à apporter leur contribution à la vie politique ». Il pense vraisemblablement au Parti Baath et à l’aile dite Yousef Faysal du Parti Communiste, la composante du Front National Progressiste la plus proche de l’opposition. Mais une tentative de rassemblement sur cette base paraît vouée à l’échec. Si elle ne peut qu’avoir l’agrément du pouvoir, dont elle fait objectivement le jeu, elle a d’ores et déjà suscité un rejet de la part de la Déclaration de Damas. Dans un communiqué daté du 27 juin, celle-ci a qualifié le Comité de « force en voie de quitter la scène, en raison de son incapacité à s’adapter au mouvement et aux nouveaux alignements ».
Surtout, ce jugement n’est guère différent de celui de la rue, qui ne veut plus ni du parti au pouvoir, ni de l’Etat omniprésent, ni de grands discours sur la résistance, ni d’un anti-impérialisme de façade… Alors que le Comité parle encore de « lancer un dialogue sérieux et responsable, une fois en place les conditions requises de crédibilité et de sincérité », la rue syrienne a déjà fait son choix. La participation sans précédent de la population aux manifestations du vendredi 1er juillet montre que, pour les Syriens, il n’est plus temps de dialoguer et qu’ils adhèrent en masse au slogan retenu pour ce jour-là : « Vendredi Dégage ».
3.12 – L’opposition souhaite négocier au nom de la contestation
A supposer malgré tout que, constatant son incapacité à contraindre le régime au départ, la contestation se rallie à la nécessité d’un dialogue, le second défi consistera pour l’opposition à obtenir de ceux qui protestent dans les rues la procuration qui lui permettra de négocier en leur nom. Or, pour toute une série de raisons, ce résultat paraît loin d’être acquis. Il n’est pas du tout certain, d’abord, que les protestataires souhaiteront confier aux forces politiques réunies dans le Comité, qui s’est mis en place en partie dans ce but, le soin de défendre leurs intérêts. Si l’on en juge au nombre des manifestations de désapprobation qui se sont déroulées aussitôt connus les résultats de la rencontre de l’Hôtel Sémiramis, on peut en douter. Il se pourrait que les contestataires optent pour d’autres composantes de l’opposition, comme la Déclaration de Damas ou l’une ou l’autre de ses composantes absentes du Comité, ou qu’ils choisissent directement d’autres délégués, considérés par eux comme plus proches de leurs préoccupations, comme Riyad Seif, Akram Al Bounni, Haytham Al Maleh, Ghassan Najjar, Yaser Al Eiti, Ahmed Tomeh… L’autre hypothèse est que chaque ville ou chaque foyer de contestation désigne des porte-parole dans des camps différents. Mais la question des procurations pose une autre question, en amont, qui concerne les procédures qui pourraient permettre à un mouvement, sans doute en voie de coordination mais toujours condamné à la clandestinité, de procéder de manière un tant soit peu démocratique au choix de ses représentants. Enfin, lorsqu’ils seront en mesure de sortir à la lumière, ceux qui auront dirigé le mouvement depuis les coulisses pendant des mois souhaiteront vraisemblablement ne laisser à personne d’autre qu’eux-mêmes le soin de parler en leur nom… On est loin d’une telle issue, personne, dans l’opposition, n’étant en mesure d’offrir la moindre garantie à ceux qui se hasarderaient maintenant à sortir du bois. Une autre série de questions concerne les présupposés à toute négociation. Un consensus existe sur un socle commun comme le retrait de l’armée et des services de sécurité, la libération des prisonniers, l’autorisation de poursuivre les manifestations pacifiques… Mais les divergences demeurent sur des points beaucoup plus nombreux : faut-il avoir obtenu au préalable l’annulation de l’article 8 de la constitution, la traduction en justice des auteurs de crimes et de tortures, la mise en place d’un gouvernement d’union nationale, le retour en Syrie des exilés et des bannis… ? La dernière série de questions touche directement au fond du problème. S’agira-t-il de parler avec le régime de la participation au pouvoir ou de la transmission du pouvoir ? En d’autres termes, des conditions de son départ ou seulement de son recyclage ?
3.13 – L’opposition voit plus loin que la contestation
Alors que la contestation a progressivement relevé le niveau de ses revendications pour réclamer désormais la chute du régime et le départ de Bachar Al Assad, les partis politiques ont d’autres horizons. Il est de bon ton, chez les uns et les autres, d’affirmer que les efforts sont concentrés sur les échéances présentes. Mais, par la force des choses, les politiques sont légitimement d’ores et déjà préoccupés par le jour d’après, c’est-à-dire par la période qui, avec la disparition du régime actuel et/ou à la faveur de la mise en place d’un régime démocratique en Syrie, ouvrira le champ à la concurrence idéologique et à la lutte politique entre partis. La retenue des forces en présence, qui diminue semaine après semaine, s’explique autant par la crainte de vendre la peau du lion alors qu’il est toujours vivant, que par la conscience qu’il leur faudra alors compter sur de nouveaux concurrents, issus du mouvement de protestation et ayant fait leurs classes dans l’animation de la contestation. Or les partis ignorent encore à ce stade, outre l’identité, les intentions et les ambitions de ces probables futurs adversaires. Quoi qu’il en soit, quelques partis et certains membres de l’opposition, parmi lesquels des combattants de la 25ème heure, semblent déjà se placer pour le sprint final. Ils espèrent bien tirer parti de l’ultime effort qui conduira aux élections législatives ou à l’élection d’un nouveau président, dans un délai de 6 mois à 1 an, ponctué par la mise en place d’un gouvernement de transition, la création d’une assemblée constituante et l’adoption d’une nouvelle Constitution.
3.14 – L’opposition extérieure en quête d’un rôle
La problématique de la relation actuelle et à venir entre l’opposition politique stricto sensu et les personnalités et partis qui surgiront de la contestation se double d’une autre problématique. Elle met en présence l’opposition de l’intérieur et celle de l’extérieur. Alors qu’en Syrie les partis d’opposition font montre jusqu’ici de réserve, dans leurs discours comme dans leurs prises de position, en refusant de se comporter avant l’heure comme s’ils avaient déjà remporté les élections, une même vigilance apparaît de mise parmi les opposants en exil à l’extérieur. Ceux qui appartiennent à des partis présents en Syrie, qu’il s’agisse des différentes composantes du Rassemblement National Démocratique, de la Déclaration de Damas, de la galaxie des partis kurdes ou du Parti de l’Action Communiste, campent en général sur les mêmes positions qu’eux. Ils appuient donc la contestation, et ils se montrent, dans leurs communiqués, dans leurs articles ou dans leurs interventions publiques sur les télévisions de leurs pays de résidence, mobilisés au service de sa perpétuation et de son bon aboutissement. D’autres organisations, comme les Frères Musulmans, qui sont condamnés à mort en Syrie depuis 1980 et privés de toute structure sur place, mais qui avaient été les premiers à adhérer à la Déclaration de Damas, ont choisi de participer à tous les efforts d’unification tentés ici et là, de manière à contribuer à leur succès et à empêcher le régime de jouer aussi sur la division de l’opposition extérieure. Ils font preuve en même temps d’une très grande prudence, à la fois pour prévenir les accusations que le régime est toujours prêt à utiliser contre eux et pour rassurer sur leurs intentions leurs partenaires et leurs adversaires de l’opposition laïque. Il est difficile de se prononcer sur la réalité des liens, secrets par la force des choses, qu’entretiennent en Syrie les organisations créées autour de personnalités de poids écartées du pouvoir, comme le Front de Salut National de l’ancien vice-président Abdel-Halim Khaddam, en exil en France depuis fin 2005, et le Parti Arabe Démocratique de Rifaat Al Assad, oncle depuis longtemps déchu de Bachar Al Assad. Leur influence se limite au cercle – qui peut être vaste – des anciens camarades ou obligés de l’un et de l’autre, et elle est conditionnée par leurs ressources autant que par leurs ambitions. Une multitude de partis politiques ont été créés, en Europe et aux Etats-Unis surtout, au cours de la décennie écoulée, autour de personnalités sans grande envergure. Ils sont sans influence sur la rue syrienne. L’approche présumée de la fin du régime a suggéré à certains hommes d’affaires syriens en exil qu’il était temps de faire quelque chose et d’investir une partie de leurs ressources dans le succès de la contestation. Leur apparition et leur activité ont été accueillies avec réserve par ceux qui craignent une reproduction, dans le paysage politique syrien, de la situation antérieure à l’Union avec l’Egypte, marquée par la prééminence de partis au service des intérêts des élites urbaines de Damas et d’Alep. Pour le moment, et en attendant que les conditions soient mûres pour la tenue d’un grand congrès national de l’opposition syrienne à l’étranger, les opposants de l’extérieur se vouent, en fonction des capacités et des moyens des uns et des autres, à des tâches parfois visibles, mais beaucoup plus souvent discrètes.
Certains ont reçu ou se sont donné pour mission de plaider auprès des Etats concernés en faveur d’un abandon du régime de Bachar Al Assad, dont ils s’efforcent de démontrer la nocivité à la fois pour le peuple syrien, pour l’environnement régional de la Syrie et pour les intérêts de ces Etats. D’autres travaillent à diffuser auprès des médias étrangers les informations et les images qui montrent avec quelle inhumanité le régime syrien, uniquement préoccupé de sa survie, traite les habitants pacifiques de villes et de villages entiers. D’autres, encore plus discrets, s’efforcent d’approvisionner en téléphones mobiles les manifestants qui, au péril de leur vie, transmettent depuis l’intérieur les témoignages des manifestations et de la répression.
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Vendredi 1er juillet, les Syriens ont encore une fois fait mentir celui qu’ils ne veulent plus reconnaître comme leur président. Sortant pacifiquement comme ils le font depuis plus de 3 mois, ils ont démontré de manière indubitable que le mouvement de protestation n’était pas en voie d’essoufflement, bien au contraire. Ils savent que la victoire n’est pas encore là et qu’elle coûtera encore cher en vies humaines. Mais ils apparaissent de jour en jour plus certains de leur victoire.
Refusant de reconnaître l’inéluctabilité de sa défaite, Bachar Al Assad compte moins désormais sur les capacités de son armée et de ses services, que sur l’indécision des puissances étrangères, inquiètes du vide que provoquerait sa disparition, obnubilées par le fantasme d’un possible régime islamiste et plus attachées à la sécurité de 7 millions et demi d’Israéliens qu’à la vie de 23 millions de Syriens. Il laisse la répression suivre son cours, tout en multipliant les concessions et les manœuvres. A coup de promesses déjà cent fois restées sans suite, il tente de convaincre qu’il a entendu les demandes de la population et qu’il est prêt aujourd’hui à leur donner satisfaction.
Entre un régime qu’elle connaît trop bien et une contestation qu’elle ne contrôle pas, l’opposition syrienne s’interroge. Elle perçoit que les dès sont jetés et que la protestation ira à son terme. Mais elle ignore dans quelles conditions. Elle risque fort, si elle se montre plus préoccupée de son propre avenir que des attentes de la rue, d’être elle-même emportée, dans sa forme actuelle, par ceux qui veulent tourner la page et obtenir en Syrie un changement radical.
http://syrie.blog.lemonde.fr/2011/07/02/deux-mois-plus-un-de-revolution-en-syrie-un-premier-bilan-33/