Au lendemain d’un “Vendredi Saint” marqué en Syrie par une répression sans précédant, qui a fait entre 80 et 120 morts selon le décompte des différentes organisations de défense des Droits de l’Homme, deux députés ont créé la sensation en annonçant en direct, sur la chaîne de télévision Al Jazira, qu’ils renonçaient à leur siège à l’Assemblée du Peuple. Tous les deux représentants du gouvernorat de Daraa, dont les habitants venaient encore une fois de payer un lourd tribut à leur revendication de dignité et de liberté, Naser AL HARIRI et Khalil AL RIFAÏ ont justifié leur décision par le constat de leur incapacité à protéger et défendre ceux qu’ils avaient la responsabilité de représenter à la Chambre. Surtout, ils ont explicitement mis en cause le double langage qui paraît être devenu la ligne de conduite officielle de l’Etat syrien. Alors qu’ils avaient reçu du président de la République, Bachar AL ASSAD, la promesse qu’aucun coup de feu ne serait plus tiré sur ceux qui exprimaient leurs revendications de manière pacifique, des francs-tireurs avaient encore une fois ouvert le feu sur la foule, samedi 23 avril, tuant de sang-froid plusieurs jeunes gens. Or, les meurtriers ne pouvaient qu’appartenir aux forces de sécurité ou être de mèche avec elles, puisqu’ils étaient positionnés au sommet d’édifices publics sévèrement surveillés auxquels il était impossible aux simples citoyens d’accéder sans les vérifications d’usage. Les deux députés ne pouvaient donc pas cautionner, en gardant le silence, le jeu trouble auquel se livrait le pouvoir, qui s’engageait un moment à la retenue pour frapper avec plus de violence l’instant suivant.
Un autre représentant du Hauran, le cheykh Yousef ABOU ROUMIYEH, qui avait assisté, le 30 mars, au discours du chef de l’Etat, était intervenu à la Chambre, trois jours plus tard, pour dénoncer la situation prévalant à Daraa. Epargnant la personne de Bachar AL ASSAD, auquel il continuait de faire confiance, il avait explicitement mis en cause son cousin maternel, Atef NAJIB, chef de la Sécurité politique de la ville et organisateur de la répression, depuis lors remplacé à son poste. Mais il n’était pas allé jusqu’à démissionner. Il avait malgré tout été convoqué pour interrogatoire par les services de sécurité, qui ne désiraient pas recueillir les preuves de ses assertions, mais uniquement savoir comment son intervention à l’Assemblée du Peuple avait été filmée et s’était retrouvée sur Internet et les réseaux sociaux…
Une troisième personnalité officielle de Daraa a toutefois annoncé sa démission, ce même samedi 23 avril. Nommé par le ministère des Awqafs, qui supervise en Syrie l’enseignement religieux et gère les personnels du culte musulman, Rizq Abdel-Rahman ABA ZAYD a fait savoir qu’il renonçait à sa fonction de mufti du gouvernorat pour “protester contre l’assassinat de manifestants pacifiques par les forces de sécurité”. Mettant lui aussi en évidence la contradiction entre les promesses d’apaisement faites “au plus haut niveau” et la férocité de la répression sur le terrain, il estimait inadmissible qu’en réponse à leur demande d’une solution politique à la crise, les habitants de la ville se voient opposer une réponse sécuritaire.
A la tête du pouvoir lui-même, des différences de vue ont commencé à transparaître entre responsables sur la manière la plus adéquate de sortir de la situation actuelle. C’est ce qu’on peut déduire d’un article publié par le site http://www.champress.net/ du journaliste Ali JAMALLO. Membre du Parti Baath et relais des services syriens de renseignements dans les médias pour le meilleur mais surtout pour le pire, l’intéressé a signé, sous le titre “Des morts dans l’administration syrienne”, un éditorial d’une rare virulence. Après avoir tenté de faire diversion en déversant sa bile et ses critiques sur la responsable de l’information extérieure au ministère des Affaires étrangères, Bouchra KANAFANI (80 ans), il s’en prend à ceux qui sont, en réalité, la cible de son article : Souleiman QADDAH (68 ans), vice-président du Front national progressiste, un regroupement d’une dizaine de formations politiques pour la plupart sans importance sensé illustrer sous l’égide du Parti Baath le “pluripartisme à la syrienne”, et Abdallah AL AHMAR (75 ans), secrétaire général adjoint du commandement national, c’est-à-dire panarabe, du Parti Baath. Il affecte de découvrir que l’un et l’autre ont un âge certain et que cela les empêche de répondre à leurs “obligations nationales”.
S’agissant du premier, le journaliste se demande “quel besoin a la Syrie d’un responsable, qui, après être resté 30 ans au commandement régional (syrien) du Baath avant d’occuper ses fonctions actuelles à la direction du Front, n’a pas eu le courage de se rendre dans sa région pour y faire son devoir national lorsque la guerre civile a débuté dans son pays”. Le journaliste ne le précise pas, mais tout le monde le sait en Syrie, Souleiman QADDAH est originaire du gouvernorat de Daraa, et plus précisément du village d’Al Harak… où, comme ailleurs, les protestations ont été réprimées dans le sang. Ce qui motive l’ire du journaliste est donc sans doute moins l’absence de courage du haut responsable que son refus de cautionner, en se rendant les mains vides auprès de ses proches et de leurs voisins, la politique sécuritaire du pouvoir sur laquelle, quelles que soient ses fonctions, il n’a pas la moindre prise.
Concernant le second, Ali JAMALLO n’a rien de précis à lui reprocher, si ce n’est d’être toujours là alors qu’il avait arraché des larmes à tous les baathistes en annonçant, lors du 10ème congrès du parti, en juin 2005, qu’il “allait se retirer” pour prendre sa retraite. Il est fréquent, en Syrie, de trouver des responsables politiques et sécuritaires maintenus à leur poste en dépit de leur âge avancé. On peut citer parmi eux le général Mohammed Nasif KHAYR BEK (75 ans), adjoint pour les questions de sécurité du vice-président Farouq AL CHAREH. On peut mentionner aussi, dans le nouveau gouvernement de Adel SAFAR, le général Ali HABIB (72 ans), ministre de la Défense, et Walid AL MOALLEM (70 ans), ministre des Affaires étrangères. Si Abdallah AL AHMAR est seul à susciter la colère du journaliste, la cause doit donc en être recherchée ailleurs. Le rapprochement avec son camarade Souleiman QADDAH suggère que lui non plus n’a pas été à la hauteur de ce que les inspirateurs du journaliste, autrement dit les moukhabarat… dont on sait qu’ils priment en Syrie sur la totalité des hommes politiques, attendaient de lui en ces temps troublés. Nul n’a entendu dire en effet que, lorsque son fief d’Al Tall, aux portes de Damas, a été concerné par les manifestations, le 25 mars, il ait fait montre d’une quelconque velléité de prendre contact avec les protestataires afin de les dissuader.
La discrétion et l’absence du terrain est en réalité l’attitude la mieux partagée des responsables politiques syriens depuis le début de la crise. La focalisation des critiques sur les seuls Souleiman QADDAH et Abdallah AL AHMAR a donc pour objectif, compte-tenu des procédés tortueux qu’affectionne la presse syrienne, de faire savoir, sans le dire explicitement, que les deux hommes ont suscité le mécontentement des véritables inspirateurs d’Ali JAMALLO. Sans doute les deux hauts responsables baathistes n’ont-ils pas encouragé les habitants d’Al Harak et d’Al Tall à aller de l’avant. Mais ils ont au moins donné à penser, et peut-être ont-ils dit tout haut au sein des instances fermées qui dirigent le pays, qu’ils n’approuvaient pas la politique du tout répressif mise en oeuvre par le pouvoir. Cela suffisait pour les faire clouer au pilori.
Il y a déjà un mois, les sites Internet syriens avaient révélé une autre affaire. De retour de sa région natale (il est origine du village de Sanamaïn), où il s’était rendu, le 21 mars, et avait découvert de ses propres yeux l’ampleur et la cruauté de la répression, le vice-président de la République Farouq AL CHAREH avait dit tout fort au chef de l’Etat sa désapprobation. Il avait le sentiment que, en agissant comme il le faisait, le pouvoir syrien allait droit dans le mur. Les versions différaient sur les conséquences de son audace. Selon les uns, il avait été tué d’un coup de feu par le frère cadet de Bachar AL ASSAD, le général Maher AL ASSAD. La chose ne paraissait pas impossible, l’intéressé, général dans la 4ème division de l’Armée syrienne mais patron de facto des forces armées du pays, ayant déjà donné la preuve, en tirant à bout portant, en 1999, sur son beau-frère Asef CHAWKAT, qu’il était un homme violent. Selon les autres, appelé en renfort par les fonctionnaires du palais présidentiel qui s’inquiétaient des éclats de voix sortant du bureau présidentiel, Maher s’était contenté de tirer un coup de feu dans les pieds du vice-président, qui avait dû être brièvement hospitalisé pour des palpitations. Quoi qu’il en soit, l’affaire s’étant ébruitée, le régime avait été contraint de la démentir. Pour faire bonne figure, il avait montré Farouq AL CHAREH recevant, le 28 mars, une délégation chinoise en visite dans le pays. L’agence de presse officielle SANA avait mis dans sa bouche, le même jour, l’annonce que le chef de l’Etat allait très bientôt prononcer un discours qui rassurerait tous les Syriens.
Si l’on ajoute à cela qu’au moins un diplomate, l’ambassadeur de Syrie en Inde, Riyad Kamal ABBAS, aurait fait défection, et que plusieurs cas de rébellion et de refus des ordres ont été signalés, avec des conséquences dramatiques pour leurs auteurs qui étaient souvent des officiers subalternes, le sentiment prévaut parmi les Syriens que des dissensions ont commencé à se faire jour au sommet du système et qu’elles iront désormais en s’accroissant.