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Le président libanais de la Chambre des députés, Nabih Berry, a lancé l’initiative d’une table de dialogue entre les différentes parties libanaises sous son égide afin de débloquer la question de l’élection d’un président de la République, renvoyée jusqu’à présent aux calendes grecques depuis la fin du mandat du président Michel Aoun en octobre 2022.
Le Hezbollah, qui comme d’habitude, fait usage de M. Berry comme paravent institutionnel, souhaite en effet imposer son candidat pour maintenir son hégémonie totale sur les institutions libanaises.
À la faveur du retrait du courant du Futur de la course aux législatives de 2022, de l’exil volontaire de l’ancien Premier ministre Saad Hariri et du démantèlement de toute force politique sunnite « consistante », ledit « divin parti » a étendu une fois de plus son contrôle sur la présidence du Conseil et sur le gouvernement.
Tant qu’il n’est pas certain que le futur président de la République soit dans son escarcelle à un moment où ledit « divin parti » se trouve dans une phase de grande fragilité du fait des développements régionaux, ce dernier entrave l’élection d’un président, à travers le boycott des séances. Son but est d’empêcher ainsi le déroulement d’un deuxième tour à la majorité absolue qui pourrait se solder par son échec – dans l’attente de « jours meilleurs » et d’un vaste marchandage qui inclurait non seulement la magistrature suprême, mais l’ensemble de l’exécutif, et peut-être même plus.
En face, une timide opposition constituée de forces dissonantes, discordantes, mues par des intérêts divergents, est parvenue jusqu’à présent, en dépit de la présence en son sein de chevaux de Troie ou d’amateurs, à empêcher un forcing du « divin parti » sur la question de la présidentielle, sans pour autant avoir les armes politiques afin de conclure la joute à son avantage. Si la perspective d’un marchandage semble effectivement être la seule issue, l’opposition tient bon sur le refus de concéder la présidence de la République au Hezbollah, pour un vaste spectres de raisons. L’expérience Aoun a été tellement traumatisante pour certaines composantes souverainistes, d’autant qu’une partie d’entre elles avait endossé la candidature de ce dernier, qu’elle ne saurait être répétée.
L’opposition continue de plaider en faveur d’un candidat de compromis « acceptable », c’est-à-dire qui ne soit pas pieds et poings liés devant ledit « divin parti ».
C’est dans ce contexte que le président de la Chambre – en d’autres termes le représentant « institutionnel » du Hezbollah, la façade « douce » dudit « divin parti », le maître absolu de toutes les arcanes institutionnelles du pays à l’heure actuelle – appelle les forces politiques à dialoguer.
Un tel dialogue est une supercherie, une arnaque, un marché de dupes, une hérésie.
Les raisons sont évidentes.
Tout dialogue à caractère institutionnel devrait avoir lieu au Parlement, qui est, en principe, le seul dépositaire de la légalité et de la légitimité. Que la Chambre soit indigeste, indigente, ou pas, elle reste constitutionnellement le lieu du dialogue national par excellence, conformément au principes élémentaires du régime parlementaire, mais aussi dans l’esprit du système politique libanais tel que l’avait conçu Michel Chiha depuis 1926 et qui a été repris par l’accord de Taëf en 1989.
L’expert en droit constitutionnel et administratif Hassan Rifaï, le « Gardien de la République », va plus loin. Quel que soit son objectif, tout conclave des députés et des forces politiques en dehors du cadre institutionnel, n’a absolument aucune valeur constitutionnelle. Cela ne se limite pas au recours à une « table de dialogue » entre chefferies, proposition qui ne mérite même pas d’être mentionnée, mais englobe aussi les réunions à caractère international, comme Lausanne, Genève, Taëf ou Doha. M. Rifaï s’est d’ailleurs systématiquement opposé à toutes ces réunions au moment où elles ont été tenues pour ces raisons.
Même si la loi électorale est inique et a produit un Parlement hétéroclite, tératologique, et qu’elle doit absolument être abolie, il n’empêche qu’elle avait bénéficié de l’aval de l’ensemble des partis politiques, ce qui confère à la Chambre une légitimité indéniable.
Certes, il est possible d’arguer que ledit « divin parti » profite de la loi électorale pour imposer sa loi, sous la contraintes armes, dans les régions qui se trouvent sous son contrôle – et même, par extension et relais, dans d’autres régions. Les exemples de fraudes ou d’intimidations sont nombreux.
Cela est vrai.
Le Liban est effectivement sous occupation.
Mais, en dépit de cela, toutes les composantes politiques ont quand-même pris part aux législatives, même celles qui dénoncent la mainmise dudit « divin parti » sur le sort du pays, pour différentes raisons, motivées par deux logiques essentielles: « les absents ont toujours tort », et « le but des partis politiques est d’arriver au pouvoir et de maximiser leurs gains ».
C’est là toute la problématique de légitimer ou non le pouvoir sous occupation, et il est vrai que les expériences précédentes de boycott sous l’occupation syrienne restent peu concluantes.
Le dialogue au Parlement, où sont en principes présentes plus ou moins l’ensemble des forces politiques présentes et influentes du pays – en tout cas celles qui ont pris part à la course électorale et et dont les candidats ont été élus par les urnes – se fait en principe sous la direction du président de la Chambre.
Pourquoi donc avoir recours à une deuxième instance parallèle – et créer, partant, une deuxième source de légitimité qui court-circuiterait le Parlement ?
La raison est d’une simplicité effarante.
Le règne de la « loya jirga »
Si le président de la Chambre peut réunir le Parlement pour un dialogue national, qu’est-ce qui l’empêche de se réunir pour élire un président de la République ? D’autant que ladite « table de dialogue » doit servir à s’entendre sur l’élection d’une président de la République…
Partant, l’objectif de la « table de dialogue » de Nabih Berry vise à créer une nouvelle Chambre en dehors de la Chambre pour négocier la présidentielle… sans que cette pseudo-Chambre n’ait la moindre prérogative ou la capacité constitutionnelle d’élire un président, d’une part parce ce dialogue n’a aucune valeur constitutionnelle, et qu’il se déroule d’autre part au sein d’un mini-cercle de chefs ou de représentants, sans quorum.
Qui plus est, la « loya jirga », l’assemblée tribale proposée par le chef du Parlement (!), propose un dialogue inégal entre une composante animée d’un projet hégémonique et disposant de brigades d’assassins, et des forces politiques dont certaines voient leurs leaders et leurs cadres liquidés progressivement. C’est instaurer un « dialogue » entre des bourreaux munis de mitrailleuses et de missiles et leurs victimes appelés à se soumettre de plein gré aux conditions du plus fort.
L’expérience du dialogue similaire de 2006 le prouve. Ce dialogue, sous l’égide du chef du Parlement, présenté à l’époque comme une volonté d’une relance du pays, avait débouché sur une série de résolutions agréées par toutes les parties. Aucun de ces engagements n’a été respecté par le Hezbollah et ses alliés pro-Assad.
En dehors des photos d’accolades et de rires gênés entre les protagonistes, le dialogue n’avait servi à rien, tant qu’une partie conservait ses armes et son pouvoir de présider, partant, aux destinées du pays.
Introniser un « roi nu »
L’esquive proposée par Nabih Berry est en fait un « anti-dialogue », un simulacre de pourparlers, un sabotage délibéré et supplémentaire des mécanismes et des usages constitutionnels. Au mieux, elle sert à légitimer un marché avantageux et ancrer la mauvaise habitude selon laquelle le président doit nécessairement faire l’objet d’un compromis qui échappe au pouvoir du Parlement, en consacrant le contournement de l’élection démocratique comme une coutume constitutionnelle.
Plus clairement, M. Berry cherche ainsi à négocier, pour le compte du Hezbollah, un package deal global portant non seulement sur la présidence, mais destiné à obtenir des garanties de la part de ses adversaires politiques, notamment concernant la présidence du Conseil et la distribution des rapports de forces au sein du prochain gouvernement. C’est dans ce contexte qu’une campagne est menée dans la presse actuellement sur l’idée d’un troc entre la présidence de la République, qui redeviendrait souverainiste, contre la présidence du Conseil, qui tomberait sous la coupe du Hezbollah avec l’assentiment de tout le landernau politique.
Et quand bien même le président de la République serait une personnalité proche du camp souverainiste, l’initiative Berry cherche à neutraliser son rôle de capitaine ou d’arbitre des institutions, à le neutraliser, à en faire un « roi nu », dépouillé de sa fonction symbolique et politique, aux compétences liées. En revanche, la présidence du Conseil et le cabinet seraient totalement investis et contrôlés par la milice, toujours avec l’aval général des forces politiques du pays.
Il faut ajouter à cela que la nouvelle loi électorale monstrueuse a plus que jamais empêché toute possibilité de dégager une majorité parlementaire homogène et unifiée autour d’un programme – amplifiant ce faisant un vieux dysfonctionnement du régime parlementaire au Liban dû au communautarisme. Au contraire, elle a atomisé le 14 Mars en créant globalement de petits agrégats politiques, alors que le camp du 8 Mars n’a pas été trop affecté, grâce à la cohésion totalitaire des armes et de l’intimidation, qui a assuré les 27 sièges impartis aux chiites au tandem Hezbollah-Amal. Le camp de l’opposition avec ses composantes souverainistes partirait donc avec un désavantage certain dans l’équilibre des forces au sein du nouveau cabinet, surtout qu’il est composé de forces hétéroclites et dont les priorités sont différentes, et non d’une coalition homogène à la Chambre capable de se matérialiser au sein du nouveau cabinet.
Une fois ce package deal entériné, sous-entend l’initiative Berry, il serait aussitôt possible de s’entendre sur le nom du prochain président et d’aller le plébisciter tous en choeur à la Chambre.
La question essentielle reste dans ce cas, et puisqu’il existe de facto une tradition libanaise que la présidence se décide effectivement dans les hautes sphères du pouvoir aussi bien au Liban qu’à l’étranger – et au-delà de la volonté des députés, qui ne se présente ensuite dans l’hémicycle que pour entériner un mot d’ordre général comme des marionnettes – à quoi sert le Parlement ?
Pourquoi ne pas tout simplement l’abolir, et, en toute transparence, reconnaître que le pays est effectivement dirigé par une loya jirga, par un consortium de chef de tribus communautaires. À quoi bon entretenir encore l’illusion démocratique auprès des électeurs ?
Au pire, la mascarade Berry, en vieux renard rusé, vise à gagner du temps en faisant mine de proposer des initiatives en trompe-l’oeil pour que le Hezbollah et son représentant « officiel » montrent pattes-blanches devant la communauté internationale, en attendant que la tempête régionale passe.
Une manière de dire – « les méchants, c’est pas nous, c’est eux ».
En bref, des enfantillages de bas-étage.