Dans un Liban en crise, la tentation du repli communautaire

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Conspués, ébranlés par des mois de fronde populaire, les chefs politiques agitent « la peur de l’autre » pour s’assurer la loyauté de leurs communautés.

 

Nichée sur une colline du mont Liban, la bourgade chrétienne de Kahalé ne goûte plus à son habituelle tranquilité. Les soubresauts politiques qui agitent Beyrouth, à une quinzaine de kilomètres, l’ont rattrapée. « On va vers un repli. L’entraide entre familles s’est renforcée, autour de l’église ou des volontaires locaux. Le sentiment  d’appartenance communautaire  l’emporte  sur les divergences d’opinions politiques », observe Tony, ingénieur informatique de 54 ans. Lors du soulèvement contre le pouvoir à l’automne 2019, il avait été décidé « qu’aucune manifestation dans la lignée de la contestation ne se tiendrait [à Kahalé] pour préserver l’harmonie, car tout le monde ne pense pas pareil », poursuit-il. La bourgade se replie davantage sur elle-même, depuis l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août, alors que les tensions politiques s’exacerbent au Liban et que l’effondrement économique s’accélère.

La fracture est devenue béante entre le camp réuni autour du Hezbollah et ses adversaires politiques. Le débat a été relancé sur les armes du parti-milice chiite, et l’épreuve de force entre les Etats-Unis et l’Iran, parrain du Hezbollah, avive ces clivages, compliquant la formation du nouveau gouvernement. Les incidents inter- ou intracommunautaires se succèdent dans le pays. Les derniers en date ont opposé, mi-septembre, des partisans des deux « frères ennemis » chrétiens, Michel Aoun, le président, et Samir Geagea, le chef du parti des Forces libanaises. Dans ce climat incendiaire, Tony n’est pas le seul à pronostiquer un repli communautaire, à rebours des aspirations au changement et au renversement du système confessionnel portées, à l’automne 2019, par de nombreux Libanais.

« Les chefs communautaires nous laissent vivre dans la peur, la peur de “l’autre” qui va venir nous tuer. Il y a toujours un “autre”. Depuis l’explosion du 4 août, nous avons vu les troubles ou les informations anxiogènes s’enchaîner, déplore Ibrahim Sidani, un sunnite engagé dans une association de bienfaisance de Ras Al-Nabaa, un quartier central de Beyrouth. La peur de l’inconnu, déplore-t-il, est le plus grand obstacle au changementN’oublions pas que nous avons vécu quinze ans de guerre civile [1975-1990]. Malheureusement, on se sent aujourd’hui encore appartenir à sa secte, plus qu’à un pays. »

« Tout le monde doit changer »

Conspués, ébranlés par des mois de fronde populaire, les chefs politiques communautaires (les six principaux étant Michel Aoun et Samir Geagea chez les chrétiens, Walid Joumblatt chez les druzes, Hassan Nasrallah et Nabih Berri chez les musulmans chiites, Saad Hariri chez les musulmans sunnites), n’ont jamais semblé douter ni de la force des peurs ataviques comme frein au changement, ni de la fidélité de leurs soutiens. Cette loyauté, ils l’ont le plus souvent acquise par le clientélisme et l’image de « protecteur » de leur communauté dans un pays multiconfessionnel. Ils se sont forgé un statut par leur rôle en temps de guerre, par l’héritage politique ou le poids traditionnel de leur famille. Ils savent jouer de l’histoire, invoquant au besoin un passé révolu de puissance ou, à l’inverse, de marginalisation.

Leurs partisans les voient comme les garants de leur « honneur ». Bilal A., 41 ans, un habitant de Khandak El-Ghamik, quartier à majorité chiite attenant au centre-ville de Beyrouth, commence par dire qu’il « rejette le confessionnalisme ; d’ailleurs [ma] femme est sunnite. » Mais il « n’accepte pas que l’on touche à un cheveu d’Hassan Nasrallah ou de Nabih Berri. Si le Hezbollah est désarmé, on ne l’acceptera jamais. On sera humiliés ». Non loin de Qabr Chamoun, dans la montagne druze, Nader Jurdi, 73 ans, considère, lui, que Walid Joumblatt assure la « dignité [des druzes]. Nous sommes une minorité. Il est fort en politique et fort sur la scène internationale. Je cesserai de le soutenir le jour où il y aura un Etat », dit cet ancien fonctionnaire, aujourd’hui cultivateur sur une terre qu’il s’est juré de « défendre. »

Bien que leurs vues politiques soient opposées, tous deux critiquent la faillite du système libanais, comme le font de nombreux autres partisans de chefs communautaires. « Bien sûr que le système politique doit changer au Liban », abonde Nader S, un commerçant de 38 ans des souks d’Aley, une ville du mont Liban à majorité druze. « Mais tout le monde doit changer, pas juste nous [les druzes]. Les leaders doivent être écartés, mais on ne peut pas commencer par le nôtre [Walid Joumblatt] », ajoute-t-il, comme s’il redoutait qu’un bouleversement signe un affaiblissement de sa communauté.

Différences générationnelles

« Il y a une forme de bipolarité, voire de schizophrénie, chez une partie des Libanais, qui consiste à dire “on sait que nos leaders sont corrompus, voire criminels, mais vu qu’il n’y a pas d’Etat, on a besoin d’eux pour survivre” », décrypte le sociologue Melhem Chaoul. Conserver l’Etat en position de faiblesse est un « objectif stratégique » pour ces mêmes chefs, qui utilisent le piston politique – pour un emploi public, une place à l’hôpital ou à l’école – pour maintenir leurs soutiens dans la dépendance.

« L’équation est simple : plus l’Etat central est fragile, plus l’angoisse et l’incapacité à voir s’ouvrir des horizons sont fortes, et plus des segments de la société s’accrochent aux appartenances primaires », ajoute M. Chaoul. Dans les moments de fort sentiment d’insécurité, « les relations familiales, l’appartenance à une communauté religieuse et l’ancrage dans une région », reprennent du poil de la bête. Le sociologue estime toutefois que ce « repli nihiliste disparaîtra dès que le moment sera propice à des alternatives ».

Dans le quartier de Gemmayzé, meurtri par l’explosion, un panneau a été accroché avec cette phrase : « Laisse ta confession aux portes de Beyrouth. » L’espoir de dépasser les appartenances communautaires vit encore parmi la jeune génération, fer de lance du soulèvement de 2019. « Ceux qui ont toujours vécu au Liban disent, “c’est comme ça, le pays n’évoluera pas.” Moi, je ne m’y résigne pas. Je veux des droits civils. Si on ne change pas maintenant, quand le fera-t-on ? », dit Zeyad Issa, 26 ans, serveur dans un bar de ce quartier.

Des différences générationnelles s’expriment, comme celles entre Nour et son père, Nader Jurdi. Lorsque sa fille de 25 ans, ralliée à la contestation et désormais affiliée au parti communiste libanais, affirme ne plus vouloir d’un chef confessionnel, le druze de Qabr Chamoun ne bronche pas. Il y perçoit une erreur de jeunesse. « Dans quelques années, elle me dira que j’ai raison. »

Mais beaucoup de jeunes songent à partir. A 32 ans, Firas Sayed Hussein a postulé pour émigrer au Canada. Les démonstrations identitaires qu’il observe depuis sa pharmacie située dans une ruelle de Zarif, à Beyrouth, le mettent mal à l’aise. Des hommes du parti chiite Amal font le guet, leurs drapeaux quadrillent le périmètre. « Je n’ai confiance ni dans les partis au pouvoir ni dans la rue. Je désespère d’un changement, confie le jeune chiite. La majorité des Libanais restent affiliés, d’une manière ou d’une autre. Que peut la minorité qui ne pense pas comme eux ? »

LE MONDE

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