On ne peut pas et on ne doit pas s’habituer au cynisme avec lequel certains spécialistes de la Syrie évoquent les massacres que continue de perpétrer en Syrie le régime de Bachar al-Assad. Au nom de la real politik et pour mieux dénoncer les erreurs commises selon eux par les gouvernements occidentaux ayant choisi d’appuyer les revendications exprimées avec force par les millions de Syriens descendus dans les rues au milieu de l’année 2011, ils reprennent à leur compte les arguments préfabriqués par la propagande du régime et balayent d’un revers de main les preuves qui leur sont présentées.
Un exemple de cette forme de « révisionnisme » a été fourni mardi 7 octobre, au cours de l’émission 28 minutes qui se posait la question : « Contre D’aech, la France doit-elle renouer avec Bachar al-Assad » ? Les trois invités de l’émission étaient Agnès Levallois, consultante spécialiste du Monde arabe et enseignante à Sciences Po Paris, le journaliste d’investigation au Monde Jacques Follorou, auteur d’un article publié le 6 octobre sous le titre « Les renseignements français ont essayé de rétablir un lien direct avec la Syrie », et le politologue Frédéric Pichon, docteur en Histoire contemporaine, ancien élève à Sciences Po Paris et auteur de « Syrie. Pourquoi l’Occident s’est trompé », qui poste ses articles, interviews et contributions sur un site dénommé – hommage implicite du vice à la vertu ? – « Les yeux sur la Syrie ».
S’ils avaient eu le loisir d’entendre ce dernier, les habitants d’Alep, des banlieues de Damas et plus généralement des villes et villages de Syrie décimés et réduits en poussière au moyen de bombes chargées de gaz mortels ou de barils de TNT, auraient été surpris d’apprendre, en même temps que les familles des victimes de la torture et de la faim dans les geôles des moukhabarat syriens, que « Bachar al-Assad massacre son peuple, ça fait partie des raccourcis journalistiques », et que de toutes façons il n’y a rien là que de très normal puisque « on est dans une guerre civile »…
En se référant à de récentes « révélations » de Foreign Policy, le même expert a repris les arguments du régime sur les débuts violents du soulèvement populaire…, avant d’orienter le débat sur le rôle du Qatar, qui, toujours selon les Américains, « dès le début a pourri notre politique » – ne riez pas en apprenant que Barack Obama avait dès le début une politique vis-à-vis de la Syrie et de sa révolution…! – « en envoyant ou en promouvant les brigades les plus islamistes ».
Il est regrettable que celui qui prétend dénoncer les erreurs de l’Occident sur le dossier syrien le fasse avec de si mauvais arguments.
Il semble lui avoir échappé que, après avoir longtemps affirmé le contraire pour justifier la violence de la répression, Bachar al-Assad en personne a reconnu, lors d’une intervention devant l’Assemble du Peuple le 3 juin 2012, que « la crise a commencé par étapes. Ils se sont lancés dans une révolution populaire dont ils s’attendaient à ce qu’elle s’embrase en quelques semaines. Mais ils ont échoué. Ce n’est qu’après le mois de ramadan [qui correspondait cette année-là au mois d’août]que l’action armée a débuté ». Il a omis de préciser qu’il avait alors commencé à expulser de ses prisons ceux qui allaient devenir au cours des mois suivants les chefs des groupes les plus radicaux…
Il ignore également que, trois mois plus tard, le 8 octobre 2012, le vice-président Farouq al-Chareh a déclaré à son tour, dans une interview au quotidien libanais Al-Akhbar : « Au début des événements, les autorités mouraient d’envie d’apercevoir un seul hommes armé ou un seul franc-tireur sur la terrasse d’un seul bâtiment… C’est la baisse du nombre des manifestants pacifiques qui a conduit d’une certaine manière à l’augmentation des hommes en armes ».
Mais peut-être notre spécialiste dispose-t-il d’informations dont les plus hauts personnages du système syrien n’auraient pas eu connaissance, faute sans doute d’avoir à leur service des agences de renseignements suffisamment nombreuses et compétentes.
Il est exact que, après quelques semaines de patience, des militaires ayant fait défection ont décidé d’assumer contre leurs anciens camarades la protection des manifestations. Mais, tout en dénonçant dès ce moment-là la militarisation du mouvement, le régime s’est montré incapable, jusqu’à la fin de l’année 2011, de produire la moindre photo crédible de l’existence, en Syrie, de « groupes armés ».
Il est surprenant d’entendre cet expert déclarer, en reprenant encore une fois la propagande mensongère du régime syrien, que « le vrai dilemme de l’opposition syrienne, ce n’est pas qu’elle s’est islamisée parce qu’on ne l’a pas aidée. Mais c’est parce qu’elle était islamisée dès le début qu’on ne l’a pas aidée ». Ce faisant il assimile allègrement l’appartenance à l’islam sunnite de la majorité des manifestants, et le fait qu’ils se retrouvaient dans les mosquées avant de se répandre dans les rues le vendredi après la prière, avec une adhésion supposée à une quelconque tendance « islamiste ».
Il est affligeant de l’entendre ainsi faire siens les mensonges que Bouthayna Cha’aban, Walid al-Moallem ou Jihad Maqdisi… avant de quitter la Syrie pour échapper au rôle indigne que ses supérieurs le contraignaient à jouer en tant que porte-parole du ministère syrien des Affaires étrangères, se sont employés à colporter, conformément au scénario « prédit » par Bachar al-Assad en personne avant même le début de l’insurrection.
Et il est stupéfiant de le voir délibérément oublier la présence dès la première heure dans les rangs des révolutionnaires d’opposants et d’activistes membres de communautés autres que l’islam sunnite, qu’il s’agisse d’alaouites, de druzes et de chrétiens de différentes confessions. Il serait mal venu de les traiter, en raison de la conscience politique qu’ils ont manifestée au cours de leur long passé de résistants, de faire-valoir, de cautions ou d’idiots utiles d’une « révolution islamiste ».
Il est également regrettable pour un historien de brûler les étapes et de reprendre à son compte l’idée selon laquelle, puisqu’ils ont fini par se ranger au côté des protestataires, le Qatar, l’Arabie saoudite et la Turquie, pour ne citer qu’eux, ont leur part de responsabilité dans « l’explosion de colère ».
Hamad bin Khalifa, alors émir du Qatar, comme l’ancien premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, qui comptaient au début de l’année 2011 parmi les meilleurs amis de Bachar al-Assad, n’ont pris le parti des contestataires qu’après avoir constaté l’inanité des efforts qu’ils déployaient pour convaincre le président syrien d’entendre les revendications et de renoncer à y répondre par la violence. Rappelons qu’à la même époque, le chef de la diplomatie iranienne affirmait lui aussi que « les gouvernements doivent répondre aux revendications légitimes de leur peuple, qu’il s’agisse de la Syrie, du Yémen ou d’autres. Dans ces pays, les peuples expriment des revendications légitimes. Il appartient aux gouvernements d’y répondre sans tarder ».
S’agissant de la Turquie, on ajoutera que son basculement a été accéléré par la constatation que Bachar al-Assad avait sciemment violé les Accords d’Adana de 1998 : il avait ouvert devant le Parti de l’Union démocratique (PYD), branche syrienne du Parti des Travailleurs du Kurdistan d’Abdullah Öcalan, les portes de la Jazireh, où il en avait besoin pour contenir la population et limiter par tous les moyens l’adhésion de la communauté kurde au mouvement de contestation.
Il est fâcheux qu’il ait échappé à notre spécialiste que ce ne sont ni la France, ni les Etats-Unis, ni aucun autre Etat étranger, qui ont pris l’initiative de déclarer l’illégitimité de Bachar al-Assad, mais la foule des Syriens descendus dans les rues de leur pays le vendredi 24 juin 2011, « Vendredi de la perte de légitimité ». Ayant reconnu que les revendications de ces Syriens étaient légitimes et que les moyens qu’ils utilisaient alors pour parvenir à leur fin l’étaient également, à l’inverse du recours immédiat aux armes létales de la part du régime contre des manifestants désarmés, il est compréhensible que notre pays et la plupart des Etats arabes et occidentaux aient été convaincus que, comme les manifestants devaient le réclamer une semaine plus tard, le vendredi 1er juillet, Bachar al-Assad devait céder son siège s’il était trop grand pour lui.
Il est ennuyeux enfin que notre expert n’ait pas remarqué que, si erreur il y a eu de la part de Paris et de la plupart des capitales occidentales, elle ne réside pas dans le diagnostic : l’illégitimité d’un responsable sourd aux attentes de son peuple, incapable de réformer comme de concéder, et ayant opté pour une répression mettant en œuvre la violence la plus extrême. Elle réside dans notre incapacité à prendre des décisions, à sortir des hésitations suscitées chez nous par nos obsessions et par les propagandistes du régime sur le « poids des islamistes » ou le « rôle secret des Frères musulmans » dans le mouvement populaire, et à apporter aux contestataires le soutien politique et la protection internationale dont ils avaient besoin et qu’ils ont en vain réclamés durant plusieurs semaines, pour poursuivre leur révolution pacifique.
Il n’était pas écrit à l’avance que, malgré son refus de céder et son intention déclarée de recourir aux formes de violences les plus radicales contre les protestataires, Bachar al-Assad resterait en place. S’il est parvenu à se maintenir contre les foules qui exigeaient de lui qu’il fasse droit à leurs demandes ou qu’il s’en aille, ce n’est pas uniquement à la force et à la cohésion de son régime qu’en revient le mérite. Ce n’est pas davantage aux menaces qu’il a immédiatement fait peser sur les officiers simplement « soupçonnés » de vouloir déserter. Ce n’est pas non plus à l’adhésion à son projet de l’ensemble de la communauté alaouite dont il est issu, ni à l’unité de son armée dont tous les officiers ne sont pas des affairistes et auraient préféré engager leurs hommes contre des ennemis extérieurs à leur pays plutôt que contre leurs compatriotes.
Il le doit d’abord au soutien sans faille que les Russes et les Iraniens, bientôt renforcés par les supplétifs de l’Iran, le Hizbollah libanais et les milices chiites irakiennes Fadl ibn al-Abbas, lui ont immédiatement apporté. Ils l’ont ainsi conforté, si ce n’est poussé, à répondre à sa population par des moyens qu’ils connaissaient bien pour les avoir préalablement employés chez eux ou dans leur périphérie…
Il le doit aux réticences de nos responsables politiques à traduire en actes leurs déclarations sur la nécessité pour le plus haut personnage de l’Etat syrien d’abandonner sa fonction, et de laisser ceux qui aspiraient à devenir des citoyens décider par eux-mêmes de la forme d’Etat qui leur convenait, après avoir été traités durant près d’un demi-siècle comme de simples sujets.
Il le doit à leur manque de véritable soutien qui a contribué à décourager ceux qui avaient un temps pensé rejoindre les contestataires mais qui, compte-tenu de ce qu’ils allaient perdre et des risques auxquels ils allaient s’exposer avec l’ensemble des membres de leur famille, se sont refusés à faire un saut dans l’inconnu.
Il le doit maintenant aux erreurs de la coalition internationale réunie par les Etats-Unis pour combattre l’Etat islamique. Car, quoi qu’ils en disent, en bombardant les positions de Da’ech sans avoir au préalable renforcé les capacités militaires de l’opposition nationaliste ou « modérée », les coalisés permettent aujourd’hui à Bachar al-Assad de se donner provisoirement le beau rôle. Ils l’autorisent à faire croire que les jours et les mois d’ostracisme sont derrière lui. Ils le laissent affirmer qu’il est désormais considéré comme un partenaire dans le projet qui se déroule dans son pays… alors qu’il n’a bien évidemment été consulté ni sur l’ampleur, ni sur les objectifs, ni sur les moyens de cette opération, et qu’il est incapable de fournir sur l’Etat islamique des renseignements crédibles.
A supposer qu’il en détienne, il ne les livrera que partiellement à ses « alliés », et ce pour au moins deux raisons : d’une part, parce qu’il risquerait de dévoiler alors le jeu qu’il a joué et qu’il continue peut-être de jouer maintenant avec cette organisation terroriste, comme naguère en Irak avec les djihadistes ; d’autre part, parce que la disparition de Da’ech le priverait d’un épouvantail d’une redoutable et terrible efficacité, puisque la décapitation de quatre otages occidentaux a suffi pour provoquer plus de révolte et de dégoût chez nous que l’assassinat par toutes sortes de moyens, de tortures et d’armes prohibées, de centaines de milliers de Syriens et de Syriennes !
L’important n’est pas d’avoir « un œil sur la Syrie », ou deux ou trois ou quatre. L’important est qu’ils ne soient pas atteints de myopie, un trouble de la vision qui se caractérise par une vision nette de près mais floue de loin…