Une mosaïque représentant le président russe dans une célébration de l’annexion de la Crimée a été retirée après de nombreuses critiques
MOSCOU- correspondant
C’est l’histoire d’une occasion manquée. Pour la première fois depuis qu’il est au pouvoir, Vladimir Poutine aurait pu être représenté dans une église, au même titre que les saints qui ornent les édifices religieux orthodoxes.
A vrai dire, il l’a été, durant quelques jours. Précisément jusqu’au matin du 1er mai, où l’Eglise orthodoxe a annoncé le démontage d’une mosaïque montrant le président russe entouré d’un aréopage de fidèles : les ministres de la défense et des affaires étrangères, le directeur du FSB (service de sécurité), ou encore le chef de l’état-major, Valéri Guerassimov, concepteur de la célèbre doctrine de la « guerre hybride » (utilisant subversion, espionnage, propagande et cyberattaques).
La mosaïque intitulée « La réunification pacifique de la Crimée », dans l’église de la Résurrection du Christ, devait célébrer l’annexion de la péninsule. Y figuraient aussi des hommes masqués armés de kalachnikovs, les fameux « petits hommes verts » apparus par enchantement dans cette région ukrainienne au printemps 2014. Tout juste achevée, la mosaïque a été remplacée par une représentation plus… canonique : des moines tenant l’icône de Notre-Dame-de-Chersonèse (qui est tout de même originaire de Crimée).
Pour comprendre de quoi il retourne, revenons en arrière. La « Cathédrale des forces armées », comme on appelle d’ores et déjà cette église de la Résurrection du Christ, doit être inaugurée à l’occasion des 75 ans de la victoire sur l’Allemagne nazie, le 9 mai (ce sera probablement un peu plus tard, pour cause de coronavirus).
Le projet est bel et bien conduit par le ministère de la défense, et l’édifice est en passe d’être achevé dans le parc Patriote, un parc d’attractions et d’expositions sur le thème de l’armée, à l’ouest de Moscou. S’il subsistait un doute, la structure vert sombre virant au kaki, recouverte de métal et de verre, l’aurait ôté.
Concentré de symboles
Cette cathédrale – la troisième du pays, avec une capacité d’accueil de 6 000 personnes – est un concentré de symboles. Exemples : le diamètre du tambour du dôme principal est de 19,45 mètres, évocation de l’année 1945 ; la hauteur du petit dôme est de 14,18 mètres, rappel des 1 418 jours qu’ont duré les combats. Les six dômes dorés sont d’ailleurs dédiés aux saints patrons des différentes armées (on apprendra ainsi que les forces de missiles stratégiques sont placées sous le patronage de sainte Barbara…). Les marches menant à l’église seront, elles, édifiées à partir d’armes de la Wehrmacht coulées.
On l’aura compris, l’annexion de la Crimée devait donc rejoindre la seconde guerre mondiale au panthéon des épisodes « sacrés » de l’histoire russe. Vladimir Poutine n’avait-il pas un jour évoqué ce territoire comme un équivalent du « mont des Oliviers pour les juifs et les musulmans » ?
Le 24 avril, la fuite des premières images sur le site MBKh Media a toutefois déclenché une avalanche de commentaires, volontiers critiques ou sarcastiques. « La représentation sur les murs des temples d’événements historiques et de personnalités historiques est une tradition », a alors fait valoir l’évêque Stefan, prévôt de la cathédrale. L’artiste à l’origine de la mosaïque a aussi rappelé que les empereurs byzantins étaient, en leur temps, représentés dans les églises. De fait, l’alliance des pouvoirs spirituel et temporel est une constante de l’Etat russe, et la célébration des victoires militaires un motif classique des églises. Comme dans de nombreux autres pays, les religieux n’ont jamais eu aucun complexe à bénir les armées, jusqu’aux avions de chasse aspergés d’eau bénite avant leur départ pour la Syrie. Un débat a toutefois cours au sein de la hiérarchie de l’Eglise pour exclure de ces pratiques « les armes frappant sans discrimination et les armes de destruction massive ».
« Il s’agissait de guerriers martyrs ou de souverains pieux, lui a répondu l’historien Sergueï Brioun dans les colonnes du quotidien économique Vedomosti. Pas des généraux triomphants du défilé de 1945 ou les petits hommes verts avec fusils d’assaut. »
Restait à entendre l’avis du principal intéressé. Selon le porte-parole de Vladimir Poutine, celui-ci aurait souri en apprenant cette consécration, et dit : « Un jour, nos descendants apprécieront nos mérites, mais le faire maintenant, c’est un peu tôt. » Peine perdue, le lendemain, 27 avril, l’Eglise confirmait ses intentions… avant de changer d’avis brusquement le 1er mai. La hiérarchie orthodoxe a clairement attribué ce revirement à « l’opinion » exprimée par le président, preuve que si ce dernier n’est pas encore prêt à côtoyer les saints sur les murs des cathédrales, sa parole est d’ores et déjà d’évangile pour l’Eglise.
Mythe national
Fin de l’histoire ? Non, car une autre mosaïque continue de susciter des débats enflammés, celle représentant le défilé de la victoire de 1945. On y voit une autre personnalité inattendue : Joseph Staline. La personnalité du dictateur soviétique fait l’objet d’une réhabilitation progressive dans la société russe, mais voir honoré par l’Eglise le responsable de la mort de plusieurs dizaines de milliers de prêtres (plus de 100 000 pour les seules années 1937-1938) a de quoi surprendre. En réponse aux critiques, le patriarcat de Moscou a évoqué le respect de la « vérité historique, dont il est impossible d’arracher arbitrairement certaines pages ».
Cette déclaration illustre bien le rapport qui s’est imposé ces dernières années en Russie vis-à-vis de la figure de Staline. Celui-ci est honoré en tant que commandant en chef victorieux dont les crimes peuvent ou doivent être occultés, le symbole d’une histoire de la Russie nécessairement glorieuse et l’emblème d’un patriotisme auquel l’Eglise se rallie volontiers. Ce rôle est d’autant plus fort que la guerre elle-même est élevée au rang de mythe national numéro un, celui qui doit unir aussi bien les différentes composantes du peuple russe que les morceaux épars et parfois contradictoires de son histoire. Au rang des mythes unificateurs, la Crimée arrive non loin derrière.
Parmi les commentaires les plus percutants sur cette étrange association, le sociologue Igor Eidman évoque la naissance d’une « religion syncrétique », à l’image de celles qui, « en Afrique ou en Amérique latine, mélangent des éléments du christianisme et des cultes païens ». Pour M. Eidman, la religion syncrétique formée dans la Russie de Poutine « est une synthèse d’orthodoxie et de culte de la victoire. (…) On retrouve dans l’histoire des cultes comparables dans des tribus indo-européennes païennes, qui vénéraient la Guerre, les guerriers tombés, les armes… »