« Nous ferons tout pour garantir la sécurité de nos peuples » et obtenir la victoire de « la grande Russie historique », a-t-il affirmé le 30 septembre. En avril 1987, Slobodan Milosevic n’avait pas dit autre chose à la petite foule réunie à Kosovo Polje, le lieu sacré de la bataille du « champ des Merles », qui consacra la victoire des Ottomans contre le prince Lazar en 1389. « Personne n’a le droit de frapper ce peuple. » Deux ans plus tard, il reviendra avec une nouvelle promesse : « Je garantis le droit des Serbes à vivre réunis dans un seul État. » Pendant plus de dix ans, Slobodan Milosevic exaltera la Grande Serbie, seule contre tous et encerclée par l’ennemi – les Turcs, l’Otan – mais qui se dresse, fière. Comme le fait aujourd’hui la Russie humiliée, transformée en citadelle assiégée…
Dans la foulée, Milosevic supprimera l’autonomie du Kosovo, aussi cher au cœur des Serbes que la Crimée l’est à celui des Russes. Puis il entraînera son pays dans une guerre visant à restaurer la Grande Serbie et à soumettre les républiques de l’ex-Yougoslavie titiste devenues indépendantes. Comme Poutine mènera le sien dans des aventures militaires en Géorgie puis en Ukraine. En 2021, le président russe avait affirmé que les Ukrainiens et les Russes ne formaient « qu’un seul peuple ». « Ce jour-là, le Milosevic en lui est sorti de son placard », commente l’ancien diplomate Michel Duclos. Il observe, entre les deux hommes, « la même réinterprétation de l’histoire, le même ethno nationalisme, mis au service d’une domination viscérale qui les aveugle complètement ».
Les similitudes entre les guerres serbe et russe sont d’abord idéologiques.
Poutine comme Milosevic, héritiers de deux anciens empires, ont attisé le nationalisme, exalté les sentiments d’humiliation et de revanche. La Grande Serbie de Milosevic et la Grande Russie de Vladimir Poutine ont remis en cause les frontières. « Là où il y a une tombe serbe la terre est serbe », disait Milosevic, qui niait à la Croatie et à la Bosnie le droit d’être indépendantes. « La nation ukrainienne n’existe pas », lui répond Poutine. L’idéologie serbo-russe prend aussi ses racines dans la période communiste, qui a légué aux responsables politiques une obsession du contrôle, une culture de la répression et de la force, une haine de l’Occident et une habitude du révisionnisme historique, qui fait dire à Poutine que les Ukrainiens sont des nazis comme Milosevic affirmait que les Croates étaient des Oustachis.
Certes, les deux guerres ont aussi des différences. En Bosnie, le projet serbe s’appuyait essentiellement sur une armée ethnique de volontaires alors que l’intervention en Ukraine est faite par une armée de conscrits démotivés. La guerre russe, surtout, se déroule à l’ombre du nucléaire. Mais les ressemblances se retrouvent aussi dans les méthodes de guerre. Dans les deux cas, les minorités ont été utilisées pour fabriquer un conflit sur une situation locale et plus tard justifier la création d’un nouvel État sur les cendres encore chaudes de la bataille. Le déplacement des populations, qui vise à créer de nouveaux rapports de force sur le terrain, a été pratiqué par les Serbes en Bosnie et au Kosovo et par les Russes en Ukraine. La politique de terreur a obéi aux mêmes règles. Des villes – Sarajevo, Marioupol – assiégées, bombardées, détruites. Des civils torturés, jetés dans des fosses communes. Une volonté d’éradiquer l’identité de l’autre en brûlant les bibliothèques, en chassant les populations ou en faisant du viol systématique un instrument de « purification ethnique », comme les Serbes en Bosnie.
De mars à juin 1999, l’Otan a mené une campagne de bombardements de la Serbie. Puis, en octobre 2000, Milosevic a fini par être chassé du pouvoir par son peuple. Il avait aussi été lâché par son appareil de sécurité. Il mourra avant la fin de son procès Tribunal pénal international de La Haye, en 2006. À Belgrade, le pouvoir est toujours tiraillé aujourd’hui entre la Russie anti-occidentale et l’Union européenne à laquelle aspire une bonne part de la population. En Bosnie, c’est le nationaliste Milorad Dodik, un admirateur de Poutine, qui milite pour que la « Republika Srpska » se détache de la Bosnie, qui a gagné l’élection le 3 octobre. Après sept mois d’une guerre qui ne se passe pas comme il le voulait, Vladimir Poutine pourrait-il subir le même sort que Slobodan Milosevic ?
L’avocat sir Geoffrey Nice, qui a dirigé l’accusation contre Milosevic à La Haye, réclame la création d’un tribunal pénal international pour juger les crimes commis en Ukraine. Il est essentiel selon lui que Vladimir Poutine soit jugé, pour dissuader les autres dictateurs.
D’autres voudraient au contraire s’inspirer d’un autre précédent yougoslave, les accords de Dayton qui ont mis fin à la guerre de Bosnie en 1995. Ce fragile compromis, qui avait fait la part belle à l’agresseur serbe malgré les crimes de guerre, a maintenu le pays dans une zone grise où les nationalismes vivent toujours. Mais en Europe occidentale, beaucoup rêvent d’une formule identique pour mettre fin à la guerre, fût-elle injuste pour les Ukrainiens.