Bagdad, leur ville natale

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Adel, Ausama et Saif n’ont pas le profil type de l’Irakien tel qu’il est véhiculé dans les médias occidentaux : étudiants, ils veulent devenir dentiste ou rock star (tendance metal), jouent La Lettre à Elise à la guitare et avec des consoles de jeu vidéo, regardent le foot à la télé et adorent acheter du pop-corn quand ils vont au cinéma.

Menacés de mort, lassés des pannes de courant ou d’électricité, de traverser une ville détruite et de croiser des cadavres mutilés sur le chemin de l’université, ils ont dû fuir Bagdad, pour la Syrie ou le nord de l’Irak. Mais avant cela, ils ont fait la chronique, en vidéo, du quotidien des jeunes Bagdadis. Du point de vue de l’homme de la rue, de celui qui tente de survivre, pas de celui qui meurt sous les balles des islamistes ou des soldats américains.

Leurs trente-huit vidéos, réunies dans la série « Hometown Bagdad » (Bagdad, ma ville natale), ont dépassé les 2 millions de consultations depuis leur lancement, en mars.

On y voit une famille rire de bon cœur devant la salade composée qui fait d’eux des « infidèles » aux yeux des islamistes : on n’a pas le droit de mélanger les concombres et les tomates, aux relents symboliques trop sexuels. Parce qu’ils pourraient être tués s’ils allaient dans une piscine publique, ils profitent de celle, privée, d’une maison abandonnée.

On y voit aussi la bande de jeunes se moquer de celui qui tient la caméra lorsqu’ils croisent une escouade de soldats américains : « – Arrête de filmer, tu veux finir à Abou Ghraib ou quoi ? – Au moins, on aurait de l’électricité – Et ta photo postée sur l’Internet ! »

On y voit encore un vendeur de valises et bagages dont le chiffre d’affaires explose compte tenu du nombre croissant de gens qui fuient le pays, une file d’attente de 500 mètres devant une station-service, et les préparatifs, et adieux, qui précèdent leurs départs respectifs. Et quand deux d’entre eux reviennent chez eux, provisoirement, ils découvrent leurs appartements dévalisés. L’un par les voleurs du quartier, l’autre par l’armée irakienne.

FUIR LE PAYS, ET TROUVER REFUGE QUELQUE PART DANS LE MONDE

Fady Hadid, le producteur, est le seul de la bande à vivre encore à Bagdad : il doit y passer cette semaine les dernières épreuves de son examen de sciences de l’information et de la communication, puis partira cet automne aux Etats-Unis étudier le cinéma, dans une école de Los Angeles. « C’est la seule raison pour laquelle je suis encore ici, en Irak, parce que j’ai presque tout perdu autour de moi », y compris nombre de ses professeurs.

Etrange impression que de discuter, par messagerie instantanée, avec un Irakien de 23 ans qui s’excuse de ne pas s’être connecté plus tôt, parce qu’il révisait ses examens.

Il raconte les conditions de tournage. « En règle générale, tenir une caméra dans les rues de Bagdad a quelque chose d’assez effrayant. Les journalistes et cameramen sont facilement identifiables comme tels, et constituent des cibles de choix. Une fois, une bombe a explosé juste à côté, et l’équipe a été battue pas la milice qui se trouvait là. Une autre fois, c’est un commissariat qui a explosé, et l’on a été battu, et emprisonné, par les policiers. »

Ses meilleurs souvenirs ? L’ambiance entre les protagonistes de la série, les soirées passées, en famille, chez les uns ou les autres à discuter et préparer d’autres épisodes, et plus particulièrement, le fait d’avoir « littéralement vécu ensemble » .

Quand on lui demande à quoi pensent aujourd’hui les Bagdadis, Fady Hadid répond que leur « principale occupation est de fuir le pays, et de trouver refuge quelque part dans le monde ». En attendant, il espère que ces vidéos pourront « contrebalancer les stéréotypes véhiculés par les médias, et faire en sorte que nous soyons perçus comme des êtres humains, pas comme des chiffres aux infos ».

Jean Marc Manach


Quand des Américains donnent la parole aux Irakiens

A l’origine de la série, une société de production américaine, Chat the Planet, qui fait dialoguer à bâtons rompus, en vidéos et sur la Toile, des jeunes du monde entier. Après une première « rencontre » sur MTV, l’équipe américaine sympathise avec les Bagdadis. Ceux-ci font passer un casting à soixante-cinq jeunes Irakiens et en sélectionnent trois, à qui ils confient des caméras.

« Miraculeusement, les vidéos passaient la douane sans problème et arrivaient tous les lundis matins à mon bureau », raconte Michael Dibenedetto, le responsable américain du projet. C’est l’équipe de Chat the Planet qui dérushe, monte les images et les met en ligne. Dans le but de véhiculer « une vision de l’Irak et de la guerre que les médias ignoraient complètement jusque-là », émanant de jeunes gens qui veulent « vivre une vie normale, dans un monde anormal ».

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3218,36-920388@51-924127,0.html

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