Au nom de la lutte contre le féodalisme politique…

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Au nombre des arguments avancés par le Courant patriotique libre dans le cadre de l’actuelle bataille du Metn, figure celui de la lutte contre le traditionalisme, le népotisme et le féodalisme politique. Le slogan est, à première vue, particulièrement séduisant. D’autant que l’une des exigences du passage vers la citoyenneté, vers une certaine idée de la modernité, devrait être l’affaiblissement de la légitimité traditionnelle et des allégeances claniques, au profit de la légitimité rationnelle et d’une adhésion à des programmes politiques.
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À l’instar de ses militants, le général Michel Aoun n’a pas tardé hier à annoncer tambour battant que la bataille du Metn contre Amine Gemayel est une bataille contre les zaamat et le féodalisme politique. Une manière comme une autre de mobiliser l’électorat chrétien sous le signe du « changement ». Ces slogans sont théoriquement très valables. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est cette volonté très nette de vouloir s’en servir pour distiller une propagande politique dont le seul but est de réaliser des acquis politiciens qui n’ont rien à voir avec les principes déclarés. En fait, le phénomène est parfaitement similaire à celui qui consiste, chez le CPL et son chef depuis mai 2005, à taxer tout le monde, sans autre exception que lui-même, de « corrompu ». Il va sans dire que la bataille contre la corruption, aussitôt politisée et menée à des fins strictement politiciennes, devient elle-même une forme de corruption. Cela (et pas seulement cela), responsables et militants du CPL refusent de le voir. Comme le disait le père Sélim Abou dans le numéro spécial de L’Orient-Le Jour consacré à l’avenir du Liban en mars dernier, le général Aoun est devenu une icône aux yeux de ses militants. Quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, qu’il ait tort, qu’il se trompe, « il a toujours raison ». À partir de là, la discussion devient inutile, et c’est à la sociologie politique et à l’étude des phénomènes de masse qu’il revient d’étudier le phénomène. Mais la question se pose quand même, et il faudra un jour que quelqu’un l’adresse aux militants aounistes : cette dérive, ce comportement n’est-il pas traditionaliste par excellence, pour quelqu’un dont le discours était axé, autrefois, sur les valeurs démocratiques ? Cette défense aveugle du leader sans aucune distanciation critique ne relève-t-elle pas d’une attitude clanique ou tribale ? Toujours dans le même ordre d’idées, le général Aoun, qui voue aux gémonies, et à juste titre, la loi électorale de 2000, n’a-t-il pas profité des effets de cette loi sur le plan du clientélisme politique qu’elle génère ? Les députés qu’il a choisis de parrainer sont-ils, à quelques exceptions près, des symboles de changement sur le plan de l’action parlementaire, ou bien aussi, comme chez Amal et le Hezbollah, des députés qu’on ne voit et n’entend qu’une fois par an, tout au plus ? Est-ce là une preuve de modernité ou de traditionalisme politique ?
Mais trêve de digressions. Revenons-donc aux Gemayel et au Metn. Ainsi, la bataille à mener serait, selon le chef du CPL, celle de la lutte contre le féodalisme politique, l’élection d’office d’Amine Gemayel pour succéder à son fils étant une violation des principes démocratiques.

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Il est effectivement vrai que l’élection d’office n’est pas très démocratique, et qu’une consultation électorale est toujours préférable, puisqu’elle encourage l’esprit démocratique. De même, l’alternance et le renouvellement des élites politiques sont des idées maîtresses inséparables de cette modernité recherchée.
On serait tenté de croire un moment au discours du CPL. Mais il a malheureusement beaucoup de mal à passer, pour différentes raisons. D’abord, pourquoi lorsque Ghassan Tuéni a dû succéder à son fils, à Beyrouth, assassiné dans les mêmes conditions que Pierre Gemayel, le CPL n’a-t-il pas mené bataille ? Pourquoi a-t-il accepté le principe de la succession du père à son fils ? Pourquoi cela est-il admis à Beyrouth et pas au Metn ? Ensuite, le principe de la lutte contre les zaamat, qui doit permettre à Michel Aoun de laminer tous ses rivaux chrétiens du 14 Mars, est-il uniquement applicable au 14 Mars ? Pourquoi ne pas commencer à l’appliquer au sein de son propre camp politique ? Pourquoi ne pas commencer à « passer au fil de l’épée » Michel Murr, Sleimane Frangié et Élias Skaff, si l’on veut être conséquent avec soi-même ? En fait, pourquoi ne pas commencer par l’appliquer au sein même du CPL, dont le numéro deux est aujourd’hui le gendre du général Aoun, Gebran Bassil ? C’est pourtant évident, si l’on veut aller jusqu’au bout de sa logique. Le CPL ne devrait-il pas donner, à l’intérieur de ses rangs, l’image d’un parti moderne et antitraditionnel, en conformité avec son discours ?
Concernant enfin le fait de savoir si la candidature d’Amine Gemayel est ou non une candidature fondée sur le népotisme, le traditionalisme et le féodalisme, il est nécessaire, pour ceux qui souhaitent avoir une réponse ayant force de loi, de se reporter, à l’excellent article de Me Georges Haddad, professeur à l’USJ, en page 6 de ce numéro de L’Orient-Le Jour.

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Il ne fait aucun doute que l’actuelle bataille du Metn est tout sauf une bataille entre traditionalistes et modernistes. Il s’agit là, encore une fois, d’un slogan politique, destiné surtout à mobiliser, sinon à manipuler, les électeurs, surtout les plus jeunes, avides d’un changement nécessaire et qui ne pointe toujours pas à l’horizon.
La bataille du Metn est une bataille aux enjeux stratégique et surtout éthique, dirais-je encore une fois, au risque de passer pour « une plume malade et prostituée qui mérite rien de plus que de la pitié ». Elle est orientée sur la question de l’assassinat politique, et de la fidélité à ceux qui ont été assassinés. C’est pour cela qu’Amine Gemayel se porte candidat au siège de son fils. Il n’a plus d’ambition parlementaire, et a longtemps hésité avant de se lancer dans cette campagne. Cette dernière s’est imposée à lui, il ne l’a pas recherchée. C’est la nécessité de rester fidèle aux options stratégiques défendues par Pierre Gemayel qui l’a poussé à replonger dans l’arène électorale.

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Et, sur le plan éthique de cette bataille, le CPL n’est pas aujourd’hui en position de force. Le fait de reprocher à Amine Gemayel « d’utiliser le sang des martyrs à des fins politiques » est, à ce niveau, un outrage fait à la mémoire de ceux qui sont tombés pour l’indépendance et la souveraineté ces dernières années. Si les militants du CPL ont subi physiquement le contre-coup de l’assassinat de Pierre Gemayel, dans une suite d’agressions, ce n’est pas par pur acte de vengeance politique. Il y a une raison à cela, même si, dans le giron du général Aoun, on continue à ne pas confronter le problème en face : c’est le silence du CPL sur les assassinats politiques, depuis Samir Kassir jusqu’à Walid Eido, alors qu’ils ont été assassinés dans le cadre de la confrontation avec le régime syrien dans la foulée du Printemps de Beyrouth.
Le fait de réclamer une enquête est une non-position. C’est une manière habile de garder sa neutralité et toutes ses options ouvertes, sur le plan politique. Plus que cela, il y a eu, presque à chaque fois, des propos indécents et blessants : lorsque Samir Kassir a été assassiné pour les raisons évidentes que tout le monde connaît, le CPL a parlé d’« incident sécuritaire » à la réunion du Bristol, ce qui a provoqué la colère de Gisèle Khoury et des compagnons du journaliste. Lorsque Georges Haoui a péri, Rabieh a parlé de « connexions qui dépassent le cadre libanais », plaçant presque l’attentat dans un contexte de règlements de comptes. Inutile de dire que la famille Haoui n’a pas beaucoup apprécié. La position, au fil des autres attentats, a ensuite été dans le sens de la neutralité positive par rapport au régime syrien, le tout étant, politiquement, de ne pas prendre de position compromettante sur ce dossier, la stratégie globale étant de nier presque complètement l’existence de la contre-offensive syrienne en cours contre le Liban. C’est ce déni, interprété comme une insulte à la mémoire de Pierre Gemayel, qui a irrité les partisans d’Amine Gemayel, et qui a donné lieu à des débordements déplorables.

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Loin d’être réglé, le problème persiste. C’est même à croire qu’il empire. De la neutralité, il y a un passage à une volonté de banalisation (volontaire ?) de l’assassinat politique. Ce n’est que dans ce cadre que l’on peut replacer le silence du CPL face à la volonté d’Émile Lahoud de n’avoir pas voulu signer le décret de convocation du collège électoral pour la partielle. Peut-être pensait-il que le choc traumatique suivant la disparition de Pierre Gemayel se dissiperait progressivement, et qu’il pourrait donc retourner la situation à son avantage sur le plan électoral. Cette interprétation paraît logique, puisqu’en conformité avec les propos selon lesquels la bataille ne devrait pas être orientée, selon le CPL, sur la question des martyrs. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas eu un mot du CPL, qui, au contraire, a assuré une couverture à cette violation par Émile Lahoud de tous les principes éthiques et constitutionnels, en se dissimulant derrière le slogan de « la préservation des prérogatives du président de la République chrétien ». Une manière supplémentaire de dissimuler des considérations purement politiciennes – et scandaleuses – sous de grands slogans.
Et le pire, c’est que cette campagne de banalisation de l’élimination physique porte ses fruits dans certains milieux. Ainsi donne-t-elle lieu à des blagues bien peu subtiles, dans certains shows télévisés, sur les mesures de sécurité prises par les députés qui sont aujourd’hui dans la ligne de mire du régime syrien. Ou encore, et c’est plus grave, à des déclarations honteuses de responsables de l’opposition. Il en est ainsi, la semaine dernière, du président du conseil exécutif du Hezbollah, Hachem Safieddine, qui conseillait à la majorité de ne pas élire un président de la République à la majorité simple, ajoutant au passage : « Si, d’ici là, vous avez encore le nombre de députés suffisants. » Le sarcasme et l’immoralité n’ont heureusement jamais tué personne.
Loin du féodalisme politique, loin de toutes les considérations politiciennes, loin des grands slogans pompeux, grandiloquents et démagogues, loin des contes de fées et de la science-fiction, la bataille du Metn est, avant tout, une bataille sur la fidélité contre l’inconstance, la dignité et la pudeur contre l’indécence.

L’Orient Le Jour

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