A Téhéran, le désespoir et l’exil pour horizon

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LE REPLI IRANIEN 2|2

Désabusée face à la répression, la classe moyenne aborde les législatives dans l’indifférence

 

REPORTAGE TÉHÉRAN – envoyé spécial

Un café en entresol. Dans la nuit de février, la neige tombe. Mani a commandé un gâteau au chocolat et un café americano. L’endroit, accroché au bord d’une place d’un quartier aisé du nord de Téhéran, appartient à cet archipel aux lieux innombrables de la capitale iranienne où se donne à vivre un cosmopolitisme ordinaire et relativement abordable. Carrot cake, macarons, sandwichs. A l’extérieur, la révolution islamique tient le haut du pavé entre enseignes de fast-food et magasins de chaussures pour dames. Les slogans, les affiches, les portraits des martyrs des guerres passées et actuelles dessinent un univers parallèle qui se répand dans la nuit, le long des avenues glacées, sous la lueur des néons, vers les profondeurs d’une ville sans fin…

Dans le café, Mani a les traits tirés. « Je crois que nous sommes complètement perdus », souffle-t-il pour commencer. Il a 28 ans, il lui manque des cheveux. Il a la peau sur les os, le dos courbé. Cet éditeur de revues, également psychothérapeute, vient de terminer un service militaire de deux ans dans une caserne de la capitale qui lui permettait de rentrer chez lui le soir. Les quatre derniers mois traversés par les Iraniens offrent à sa mémoire une superposition de cataclysmes dont la chronologie s’efface dans un présent permanent, gouverné par l’angoisse… « Cette société est en train de vivre des traumatismes qui s’abattent sur elle les uns après les autres, jusqu’à ce qu’elle en perde le compte… »

L’Iran qu’il évoque est un tableau d’apocalypse. Les sanctions américaines étranglent les Iraniens ordinaires entre inflation et chute de la monnaie nationale. Des centaines de personnes ont été massacrées lors de la répression brutale d’un mouvement social de masse, en novembre 2019. Internet a été totalement coupé par les autorités, plongeant le pays dans la nuit à la même période.

Mécanique cruelle de l’histoire

Quand le général Ghassem Soleimani est assassiné, le 3 janvier à Bagdad, dans un tir de drone américain, la guerre paraît imminente. Ses funérailles attirent des masses gigantesques. Dans sa ville natale, un mouvement de foule tue des dizaines de personnes. Le 8 janvier, une volée de missiles balistiques frappe une base américaine en Irak. Quelques heures plus tard, un avion de ligne s’envole à son tour vers l’ouest, transportant une majorité d’Iraniens. Il est abattu au-dessus de Téhéran par un tir de la défense antiaérienne iranienne. Cent soixante-seize personnes meurent. L’opérateur a pris le Boeing 737 d’Ukraine International Airline pour un missile de croisière venant de la direction opposée.

« Je crois que nous sommes en train de perdre toute sensibilité, conclut Mani en regardant quelque chose derrière la surface noire de son americano, et puis de perdre totalement l’illusion que l’on puisse y changer quelque chose. Nous sommes transportés par le flot des événements, en essayant de survivre à chacun d’entre eux. »

Les élections approchent. Indifférence. Il y a pourtant eu des jours d’espoirs. Comme tant d’autres, Mani a cru voir enfin l’ordinaire advenir après l’accord sur le nucléaire iranien de 2015, signé par le président Rohani avec les Etats-Unis et des pays européens, qui devait faire de la République islamique une nation comme les autres, et non plus une exception dont la trajectoire dans le monde serait celle d’une lutte permanente.

Mais la mécanique cruelle de l’histoire en a voulu autrement. Le président Trump a quitté l’accord, ouvrant la voie à des révolutionnaires sexagénaires soucieux de rétablir l’orthodoxie et le dogme autoritaire du régime. « J’ai voté et j’ai fait voter pour Rohani et ses alliés », se souvient Mani : « Plus jamais… quel que soit le résultat de notre vote, le régime trace sa route. On croit le faire évoluer et puis, à la fin, rien de change. Les élections n’ont plus vraiment de sens. »

Déchirement intime

Il y a pourtant eu des jours d’espoir en 2009 aussi. La République islamique avait 30 ans et Mani dix de moins. L’âge de manifester. C’était le temps du mouvement vert qui contestait des élections truquées en faveur des conservateurs. Violemment réprimés, les manifestants avaient, à l’époque, un visage et un accès à Internet moins limité. « Aujourd’hui, c’est différent. La violence était plus grande en novembre, et les gens qui sortaient dans les rues demandaient du pain, explique Mani. Des centaines et des centaines sont morts et nous avons si peu de traces… C’était des gens du peuple. Des gens à qui nous, les classes moyennes qui manifestions il a dix ans pour nos votes, nous n’avons jamais vraiment fait attention. »

Pour décrire l’atmosphère du moment, un jeune avocat du nord de Téhéran se réfère à une caricature publiée sur les réseaux sociaux « C’est un Iranien qui dit à un autre Iranien : “Il faut arrêter avec l’insouciance et l’indifférence !” Et l’autre répond : “Je sais pas, je m’en fous”. Voilà ça résume tout. » La plupart de ceux qui ont rêvé un jour d’un autre Iran semblent s’être fait une raison : l’exil comme seule attente, quelle que soit la part de déchirement intime qu’il implique.

Les instituts qui enseignent les langues étrangères prospèrent à Téhéran. Les bibliothèques sont pleines de jeunes gens éduqués, arc-boutés sur les manuels arides qui leur permettront de se qualifier aux pointilleux examens dont la validation est requise pour obtenir des visas et poursuivre des études à l’étranger, parfois au-delà de la trentaine.

La plupart des aspirants à l’exil visent le Canada, d’où un regain de popularité pour le français, qui permet aux candidats de mettre toutes les chances de leur côté. Certains ont déjà des proches qui les attendent en Australie. « Les études, les masters supplémentaires, les doctorats en sciences ne sont qu’un prétexte », résume une traductrice de l’anglais vers le persan, épuisée par la censure et vouée à un projet d’émigration en Amérique du Nord. « L’objectif, c’est d’abord de partir et de ne pas regarder derrière soi, rien ne changera ici de mon vivant ou de celui de mes enfants », explique-t-elle. Elle a la conviction que les partisans du régime et ses décideurs préfèrent, dans la phase de confrontation actuelle, voir des citoyens qu’ils jugent à la loyauté douteuse quitter le pays.

« Stock de mensonges » épuisé

« Je ne leur ferai pas cette faveur », lâche, dans le secret des murs de l’institut où il enseigne, un professeur qui a l’espoir d’y maintenir un lieu où les idées s’échangent librement dans la nuit qui s’annonce. Tout en enseignant, en fournissant quotidiennement à ses élèves, des jeunes trentenaires issus de sa génération, la clé de leur départ, lui a décidé de rester quoi qu’il en coûte. « Au cours de ces derniers mois, la République islamique a épuisé définitivement son stock de mensonges. Personne ne veut plus voter pour des modérés, choisir le mauvais contre le pire. Ceux qui pensaient que le système pouvait être changé de l’intérieur ne jouent plus le jeu. »

Mais il refuse de croire que l’histoire soit finie. « En novembre, lors des manifestations, j’ai vu ces gens dans les rues, je me disais que quelque chose était en train de se passer. Je ressentais un grand bonheur et un grand espoir. Ensuite il y a eu le crash de l’avion. Et il y a eu une dépression générale. Et là, on attend un autre moment d’inquiétude et bonheur. » Avant d’ajouter que ces deux sentiments, en Iran, vont toujours de pair.

Le Monde

 

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