À Téhéran, la « bunkérisation » d’un régime sclérosé autour de son noyau révolutionnaire

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MÊME certains conservateurs n’en reviennent pas. « Nos dirigeants sont devenus fous », a confié l’un d’eux, lors d’un récent déjeuner avec un homme d’affaires, dans un pays voisin de l’Iran. Après quatre semaines de manifestations qui ne donnent aucun signe de répit contre le plus haut sommet de la République islamique, la fuite en avant répressive du régime interpelle jusqu’à certains de ses fidèles. « Devant moi, ajoute l’homme d’affaires, un ancien ministre du gouvernement populiste Ahmadinejad s’est inquiété de voir le pouvoir se recroqueviller sur lui-même. »

 

D’autres voix issues du système, comme celles de l’ancien président réformiste Mohammad Khatami, ou l’ex-ministre des Affaires étrangères, réformiste lui aussi, Javad Zarif, ont dénoncé le choix du tout-sécuritaire pour étouffer la révolte. Pourtant, les événements qui ensanglantent l’Iran depuis un mois ne sont que le dernier épisode d’une bunkérisation autour du noyau dur ultraconservateur d’un régime qui prépare la succession de son guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, âgé de 83 ans et malade, après avoir tiré la leçon des sanctions implacables que leur infligea Donald Trump à l’été 2018.

« Ce fut le vrai déclencheur de la reprise en main, estime un observateur joint au téléphone à Téhéran, qui requiert l’anonymat. Le régime n’avait pas prévu le coup, ses dirigeants ont vu soudainement la monnaie dévisser, ils ont décidé de bloquer les importations et de remettre de l’ordre dans l’État. » D’abord dans l’administration, où, à partir du printemps 2019, une épuration des réseaux réformateurs, qui trustaient les postes, fut lancée pour les remplacer par des fidèles, idéologisés et acquis aux idéaux révolutionnaires qui fondèrent la République islamique en 1979, après avoir chassé le chah, et dont le voile obligatoire est l’un des piliers.

Le repli sur le cœur du régime était destiné à verrouiller l’élection d’un ultraconservateur à la présidentielle de 2021, Ebrahim Raissi, un religieux issu de la justice révolutionnaire. Un signe ne trompe pas : pour la première fois en quarante-trois ans de régime, Raissi n’affronta aucun candidat réformateur. Ils furent tous éliminés par le Conseil des gardiens de la Constitution : l’épuration politique fonctionnait.

Elle frappa, à partir de l’automne 2021, le milieu des affaires pour en expurger les pro-réformateurs et les remplacer, une fois encore, par des affidés. À partir de là, « le régime ne toléra plus que les révolutionnaires. Même ceux qui étaient silencieux devinrent très mal vus », constate l’homme d’affaires.

Alors que le profil des ténors au pouvoir avait changé, la cible de leurs ennemis s’élargit peu à peu. La police religieuse reçut ordre d’être plus agressive contre les femmes qui portaient mal le foulard obligatoire.

« La moitié ou presque des ministres du précédent gouvernement avait été formée aux États-Unis, rappelle l’observateur à Téhéran. Ils avaient une compréhension de l’Occident et du monde. Ceux qui tiennent le haut du pavé aujourd’hui ne sont, pour la plupart, jamais sortis de l’Iran. Leur vision du monde se limite à leurs interventions en Syrie, en Irak et au Liban, où l’Iran dispose de relais. Ils sont dans une logique de conflit régional face aux ennemis américains ou israéliens, alors que les jeunes n’en ont rien à faire de la Syrie et du Liban. »

L’épuration est allée jusqu’à l’appareil sécuritaire, visant les tout-puissants gardiens de la révolution (les pasdarans), l’unité d’élite en charge de la protection du régime mais désormais infiltrée par les services de renseignements israéliens. Hossein Taeb, patron du service de renseignements des pasdarans, fut ainsi évincé. « C’est le service de la contre-intelligence (Zed Ettelaat, NDLR) des pasdarans qui a désormais la main sur tout », constate notre source à Téhéran.

La calcification a gagné l’appareil sécuritaire. « Historiquement, rappelle cet expert des rouages du pouvoir, le ministère de l’Intérieur gérait la sécurité. Lorsque les réformateurs sont devenus menaçants à partir de 1997, le contrôle est passé au ministère de l’Information (Renseignements), qui s’est dédoublé avec une partie pour le guide suprême, une autre pour le président de la République ». Mais en 2013, avec le président modéré Hassan Rohani, le pouvoir sécuritaire a été ramené chez les gardiens de la révolution et maintenant à la contre-intelligence, qui dépend directement du guide.

« Sur trente ans, résume l’expert, on a glissé d’une surveillance des réformateurs à celle des gardiens de la révolution, puis dernièrement à une surveillance des gardiens, élargie à tous les autres, c’est-à-dire les anti-révolutionnaires et tous les opposants silencieux. Ce n’est pas un bon signe. »

Cette bunkérisation s’accompagne d’un partage des tâches entre deux hommes : le guide suprême Ali Khamenei, entouré de son fils Mojtaba, qui a la haute main sur la sphère du renseignement, et Ali Shamkhani, le chef du Conseil national suprême de sécurité, l’instance qui prend les décisions stratégiques autour du guide. Avec les problèmes de santé de ce dernier, Ali Shamkhani est devenu le personnage clé de la galaxie sécuritaire. « Lorsque le guide a disparu de la scène fin août pendant une bonne semaine, c’est la ligne Shamkhani qui l’a emporté dans le dossier des négociations nucléaires », affirme un diplomate qui suit l’Iran.

À la surprise générale, alors qu’Emmanuel Macron et Josep Borrell, à la tête de la diplomatie européenne, annonçaient un accord pour les « prochains jours », l’Iran a alors présenté de nouvelles exigences. « Shamkhani et ses partisans jouent l’axe Russie-Chine contre les Américains et les Européens, auxquels ils ne font pas confiance, poursuite ce diplomate. Ils pensent que les Européens sont à genoux avec l’Ukraine, qu’ils ont besoin du diesel et du gaz iraniens et dans le même temps, ils estiment que les Russes vont les protéger et les Chinois leur acheter du pétrole. Mais c’est un mauvais calcul. Il n’y a aucun Chinois en ville actuellement à Téhéran. »

S’ils ont réussi à laminer leurs adversaires réformateurs, privant les manifestants de relais politiques, les ténors ultra conservateurs ont gardé une de leurs mauvaises habitudes, mêlant intérêts personnels à ceux du système. « Les fils d’Ali Shamkhani, qui pèsent pas loin de 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires, tiennent le fret maritime à la place de la compagnie IRISL sanctionnée par les Américains, révèle l’homme d’affaires précité. Celui du premier vice-président de la République, Mohammad Mokhber, est patron de l’entité pharmaceutique liée à la banque Pasargad. Il gère les flux pharmaceutiques hors sanctions, après avoir été en charge d’une unité pharmaceutique à la Setade. » Celle-ci est la plus riche des fondations religieuses liées au guide suprême. Son poids ? Plusieurs dizaines de milliards de dollars grâce à des participations dans la pétrochimie, l’aciérie, les ciments et les télécoms. Qui en est le patron ? Mohammad Mokhber. Or ce dernier a conservé la direction de la Setade, tout en devenant premier vice-président de la République. Ce partage de niches est un autre signe de la calcification du pouvoir aux mains de fidèles révolutionnaires.

« Les réformateurs énervaient déjà eux aussi, relève le diplomate, mais leurs fils, au moins, avaient souvent étudié aux États-Unis, et surtout depuis leur départ du pouvoir, la population s’est appauvrie. Là où le régime tenait économiquement par de la redistribution, il ne tient plus aujourd’hui. Tout le monde s’est fait rogner son pouvoir d’achat, tout le monde a perdu sur l’inflation. La population est en colère et elle se fait serrer de tous les côtés y compris sur le voile pour les femmes. »

Résultat : « Le régime n’a plus que 10 % de soutien parmi les Iraniens contre peut-être 25 % il y a encore deux ou trois ans », estime le diplomate. Un régime sclérosé mais homogène idéologiquement, et prêt à tout pour sauver sa peau et ses privilèges.

LE FIGARO

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