Une énième session électorale au Parlement en vue de doter la république libanaise de sa clef de voûte institutionnelle et constitutionnelle, un président de la République. Une énième journée pour rien. Les apprentis-sorciers, c’est-à-dire les députés qui refusent de remplir leur devoir et n’assurent pas le quorum, portent évidemment la lourde responsabilité criminelle de leur petit jeu de la vulgaire fourberie paysanne qui consiste à faire un pied de nez au rival politique en lui disant : « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette. »
Depuis que la tête de pont iranienne au Liban, le Hezbollah, a traversé la frontière pour aller combattre le peuple syrien, aux côtés du tyran de Damas, on aurait dû comprendre clairement que, pour l’empire perse qui monte, le Liban souverain et indépendant n’existe pas et que sa frontière internationale avec la Syrie est, tout au plus, une délimitation administrative.
Prisonniers de leur propre narcissisme, de leurs querelles de clocher, de leur petite volonté de puissance, les députés chrétiens, notamment maronites, ont pensé jouer au plus malin avec les Iraniens. Ils ont sciemment et volontairement accepté de jouer les apprentis-sorciers. Ils ont couvert et ont contribué activement au blocage institutionnel depuis 2006. Ils croyaient pouvoir tirer quelque bénéfice que leur laisserait, par pitié ou commisération, le maître de danse, à savoir le Hezbollah. Ils l’ont fait sous couvert de slogans misérables et fallacieux : les droits des chrétiens ou la protection des minorités. Ce déluge du discours de haine et de discorde n’a pour but que de saper la Constitution issue des accords de Taëf, objectif vital de l’Iran et d’autres puissances qui veulent remodeler le Levant et le Moyen-Orient. La mascarade de la candidature des deux maronites du 8 Mars par les deux caciques du 14 Mars est à peine une sinistre facétie du plus mauvais goût car l’un et l’autre savent que le vide est la stratégie privilégiée dans le contexte actuel.
Tout homme de bon sens réalise que les enjeux véritables du vide libanais résident dans les intérêts stratégiques et financiers du pactole que constituent les réserves de gaz et de pétrole en Méditerranée orientale. Certaines estimations font état du fait que les réserves libanaises en gaz pourraient assurer quelque 15 % des besoins de l’Europe. Les droits et les privilèges de tel clan chrétien-maronite ou de tel personnage, haut en couleur et avancé en âge, ne font pas le poids face à de tels intérêts.
Il devient de plus en plus clair que le Liban de 1920 risque de disparaître dans le cyclone de feu qui embrase le Levant. Des cartes du nouveau Moyen-Orient, publiées en 2004, parlaient d’un « Liban-Agrandi » (Greater Lebanon) allant de Lattaquieh à Naqoura sur sa façade maritime. Aujourd’hui, avec les changements en cours sur le terrain, l’exode massif de la population syrienne, la ruine des principales villes de Syrie, on parle de plus en plus d’une « Syrie utile » qui comprend ce « Liban-Agrandi », et une longue bande du territoire syrien délimitée, depuis la frontière turque, par la vallée de l’Oronte, le plateau calcaire du Ghab, Hama, Homs, et se prolongeant sur le versant oriental de l’Anti-Liban jusqu’au plateau du Golan, incluant ainsi Damas et Souweida. Cette entité qui se profile à l’horizon n’est pas le Liban dont l’ossature historique druzo-maronite a pu s’agrandir vers un pacte contractuel du vivre-ensemble islamo-chrétien. Cette entité est un enclos confédéré ou fédéré de cette alliance des minorités tant évoquée depuis le début des violences en Syrie.
L’esprit du 14 mars 2005 est l’esprit citoyen du Liban de 1920, libre, souverain et indépendant, pacifié par les accords de Taëf en 1989. Le Liban-Agrandi n’est pas le Liban de Taëf où le poids démographique des différentes composantes n’a aucune importance. Cette nouvelle entité, dont la capitale sera nécessairement Damas, est un projet de guerres permanentes. On se battra pour le moindre tronc d’arbre sous prétexte qu’il fait partie des droits de telle peuplade ou de telle secte religieuse. On s’égorgera pour le moindre lieu, et pour les mêmes raisons.
Peut-on encore sauver le Liban, des frontières de 1920, du pacte de 1943 et des accords de Taëf ? Peut-on encore faire face au projet diabolique du morcellement identitaire ? La réponse est de la responsabilité historique des chrétiens, surtout maronites, qui acceptent aujourd’hui de jouer le rôle peu glorieux de cohortes auxiliaires du projet irano-assado-russe, lequel bénéficie apparemment de la complaisance occidentale et arabo-turque.
Peut-on encore éviter le pire ? Oui. Il suffit, comme le disait hier soir l’ancien président Michel Sleiman à Paula Yacoubian, que les députés chrétiens se libèrent de la chimère Michel Aoun et aillent au Parlement assurer le quorum et voter démocratiquement. Qui sera président ? Cela n’a aucune importance, absolument aucune. L’essentiel, c’est d’avoir la clef de voûte institutionnelle, même s’il faut élire le concierge ou le sacristain de la première église venue. L’essentiel, c’est de sauver le Liban dans ses frontières et la formule de son vivre-ensemble. L’essentiel, c’est de faire barrage à la transformation du Liban en une série de préfectures de la Syrie-Utile ou Greater-Lebanon.
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L’Orient Le Jour