Des joyaux architecturaux ont été détruits ou endommagés par la double explosion du 4 août. Beaucoup craignent la spéculation
Hélène Sallon (À Paris) Et Laure Stephan
Dans les rues de Gemmayzé et de Mar Mikhaël, deux des quartiers les plus touchés par la double explosion dans le port de Beyrouth le 4 août, des dizaines de maisons traditionnelles ont été entourées de périmètres de sécurité. Des façades à trois arcades, typiques des maisons bourgeoises de l’ère ottomane, sont éventrées, les toits de tuiles soufflés, les décors en stuc arrachés.
Les dégâts se chiffrent en centaines de millions d’euros. Ils sont inestimables pour certains joyaux architecturaux, comme le Musée Sursock et le palais Sursock, dont l’héritière et pionnière de la défense du patrimoine, Yvonne Sursock Cochrane, est morte le 31 août, à 98 ans, après avoir été blessée dans l’explosion.
Sur les 8 000 bâtiments endommagés, 640 sont à caractère historique. Ils ont été bâtis sous l’ère ottomane avant 1914, sous le mandat français jusqu’à l’indépendance du Liban, en 1943, ou sous la période moderniste qui a précédé la guerre civile de 1975-1990. Une soixantaine menacent de s’effondrer. Ils avaient survécu à la guerre civile et à la reconstruction sauvage d’après-guerre. La plupart étaient habités, ou abritaient des cafés, des restaurants, des galeries ou des lieux culturels, fréquentés par une jeunesse cosmopolite et des expatriés.
« L’avenir de ces quartiers est en jeu. Il ne s’agit pas uniquement de réhabiliter le patrimoine, mais de permettre le retour à la vie et à la mixité sociale », explique Jad Tabet, le président de l’ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth. C’est le but que se sont fixé les principaux acteurs de la préservation du patrimoine, qui se sont regroupés, fin août, au sein de la Beirut Heritage Initiative (BHI). Ce collectif réunit les principales ONG du secteur, telles que l’Association pour la protection des sites et anciennes demeures et l’Arab Center for Architecture (ACA), ainsi que des groupes constitués après l’explosion, comme le Beirut Built Heritage Rescue 2020 (BBHR 2020).
Deux équipes sont mobilisées sur le terrain. Celle du BBHR 2020 est chargée des bâtiments construits entre 1860 et 1930, à la fin de l’Empire ottoman, sur le modèle architectural de la maison libanaise, construite avec des pierres locales et en tuiles de Beyrouth. « Ces immeubles ont été très touchés : les tuiles ont sauté, les plafonds et les stucs sont tombés, les murs sont fissurés. Il y a parfois des problèmes structurels et la plupart n’ont ni portes ni fenêtres », détaille l’architecte Fadlallah Dagher, qui représente l’ordre des ingénieurs et architectes au sein de la BHI. Une seconde équipe, emmenée par l’ACA, inspecte les bâtiments d’architecture moderne des années 1930 à 1970, en béton, qui ont mieux résisté.
« L’Etat a disparu »
Sur la base de cette cartographie, la BHI entend élaborer un plan stratégique de reconstruction. « La priorité est de reloger les gens car ces bâtiments traditionnels sont habités par beaucoup de personnes âgées », précise Fadlallah Dagher. Avec l’approche des pluies, l’urgence est de sécuriser et de rendre étanches les bâtiments sans toiture. Des entreprises locales ont donné des matériaux et prêté de la main-d’œuvre pour réparer une vingtaine de maisons. Saint-Gobain a offert 5 000 m2 de tuiles de Marseille.
« On ne se substitue pas à l’Etat, mais l’Etat a disparu. On joue un rôle de maître d’ouvrage délégué », souligne M. Dagher. Le collectif se coordonne avec la direction générale des Antiquités, la municipalité et le gouverneur de Beyrouth. « On apporte des compétences qu’ils n’ont pas », insiste-t-il, à l’instar des architectes et ingénieurs diplômés de l’école de restauration du patrimoine de Tripoli, ouverte il y a dix ans par l’université libanaise et l’école de Chaillot. Pour la collecte des fonds, la BHI s’est associée à la Fondation nationale du patrimoine, une association libanaise d’utilité publique. « On monte une procédure transparente de réception et de traçabilité des fonds pour canaliser les financements destinés à la reconstruction du patrimoine », poursuit M. Dagher.
De nombreux donateurs se disent prêts à aider. La BHI a rencontré la directrice de l’Unesco, Audrey Azoulay, qui a lancé depuis Beyrouth, le 28 août, l’initiative « Li Beirut ». Une réunion des donateurs est prévue, fin septembre, à Paris, pour mobiliser les dons des Etats, des entreprises et des particuliers. Mme Azoulay a également relayé, auprès de l’Etat libanais, les appels de la société civile à établir un « cadre législatif solide » pour protéger de la spéculation immobilière les demeures et les quartiers dévastés.
« Nous avons obtenu du Conseil supérieur de l’urbanisme de placer la zone [affectée] sous étude : cela permet d’empêcher ce qui est du remembrement et d’établir des règles plus strictes pour l’obtention de permis de construire », note l’architecte Jad Tabet. Cette décision doit encore être avalisée par la municipalité de Beyrouth, puis en conseil des ministres. Les défenseurs du patrimoine redoutent que les promoteurs, dont certains ont des liens avec des responsables politiques, aient une nouvelle fois la main haute.
Le spectre des promoteurs
Le spectre d’un nouveau « Solidere » (Société privée libanaise pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth) est agité. Après la guerre civile, le centre-ville a été reconstruit avec des financements du Golfe, le bâti pouvant être restauré a été détruit, et les habitants expropriés. « C’est un centre-ville fantôme », déplore Fadlallah Dagher.
La grave crise financière que traverse le Liban est un frein à ce type d’initiative. Empêcher les remembrements reste toutefois une priorité : c’est en acquérant plusieurs parcelles que des promoteurs peuvent ensuite construire des tours. Des investisseurs pourraient être tentés d’acheter, puis d’attendre des jours meilleurs. Selon M. Tabet, il y a déjà des « intermédiaires » qui prospectent.
Les initiateurs de la BHI espèrent que la dévastation ouvre la voie à une réflexion pour bâtir un véritable projet urbain à Beyrouth : non seulement la préservation du patrimoine, mais la mise en place d’une coulée verte, la réhabilitation de l’ancienne gare de chemin de fer, voire une « reconnexion » entre le port et la ville. « Notre ambition est de revitaliser les quartiers dévastés car ils représentent l’identité, l’âme de Beyrouth et du Liban », conclut Fadlallah Dagher.