Partout dans le monde, les autorités religieuses se sont conformées, non sans résistance, aux ordres des pouvoirs publics et ont suspendu les offices dans les lieux de culte en cette période de pandémie. On a bien senti le trouble de certains milieux religieux conservateurs, attachés à de longues traditions qui constituent, pour beaucoup, le pivot de leur vie. Il n’est pas banal de fermer des sanctuaires comme La Mecque, les lieux saints de Jérusalem, la basilique Saint-Pierre et tant d’autres temples. Il n’est pas banal d’accepter d’interdire l’accès des croyants aux mosquées et aux églises. Le gouvernement grec a été obligé de mettre à l’arrêt un évêque récalcitrant.
Au Liban, diverses initiatives ont pu surprendre comme la décoction préparée à partir de la tourbe de la sépulture de Saint-Charbel, l’ostension du Saint Sacrement par avion, la querelle violente autour de la communion à la cuillère chez les fidèles du rite byzantin ou de l’hostie à la main chez les catholiques romains. Les choses semblent plus calmes à l’heure actuelle bien qu’une littérature polémique, souvent violente, continue à être publiée par des milieux monastiques, intégristes et fondamentalistes qui n’ont rien à envier à leurs cousins salafistes musulmans. Ces courants fondamentalistes se partagent un dénominateur commun : certains textes sacrés où on trouve des recettes thérapeutiques puisées dans la culture populaire de leur temps. Cela donne l’impression d’une opposition entre le salut que la foi en Dieu induit et la guérison des maladies que les soins médicaux peuvent faciliter. Qu’avons-nous besoin de la rationalité scientifique quand nous disposons de Dieu lui-même, semblent dire les intégristes de tout bord.
En islam, cela se traduit par la médecine dite du Prophète (al-tibb al-nabaoui), dont la compilation la plus complète est l’œuvre de Ibn Kayyim al-Jawziya (1292-1350). Il s’agit d’un mélange de traditions préislamiques, de préceptes consignés dans certains hadiths ainsi que de prescriptions galéniques expurgées de ce qui n’est pas conforme aux interdits religieux. Ce genre sera fortement critiqué par les penseurs musulmans eux-mêmes et ne parviendra pas à supplanter la grande médecine arabe rationnelle de la tradition hippocratique. Ce genre connaît actuellement un grand succès dans les milieux fondamentalistes ; les œuvres d’al-Jawziya sont rééditées à profusion.
Durant les trois premiers siècles du christianisme, il existait des courants de piété qui s’en remettaient à l’Esprit saint comme remède à toutes les maladies. « Ils chassaient les démons et faisaient des onctions d’huile à de nombreux malades et les guérissaient » (Marc 6:13). L’Église primitive adopta l’onction associée à la prière comme instrument de guérison : « Quelqu’un parmi vous est-il malade ? Qu’il appelle les presbytres et qu’ils prient sur lui après l’avoir oint d’huile au nom du Seigneur » (Jacques 5:14-15). Ces versets sont à la racine de l’attitude d’hostilité qu’on sent aujourd’hui dans les milieux monastiques orientaux, mais aussi dans les milieux néo-évangélistes.
Et pourtant, l’éminent historien de la médecine Charles Lichtenhaeler rappelle que si aujourd’hui nous avons des hôpitaux avec des infirmières qui soignent les malades, c’est à la Byzance chrétienne que nous le devons.
En 325, le concile de Nicée avait recommandé la création d’hôtelleries, ou khans, pour l’accueil des étrangers (xenodokion) dans chaque ville, sous la responsabilité de l’évêque. En 375, saint Basile le Grand, évêque de Césarée en Cappadoce, fonde le premier hôpital connu au sein de sa Basiliade, ensemble de pavillons destinés à l’assistance sociale. Il mobilise les moines et les moniales non réguliers de son diocèse comme infirmiers, au service des patients d’une hôtellerie consacrée aux malades (nosokomion). Il engage des médecins pour les traiter. Ainsi, la philanthropie chrétienne a su allier charité et rationalité au service de l’homme souffrant. Hippocrate était au service de l’art médical ; ses successeurs de l’ère chrétienne sont au service du malade. Tout un réseau d’établissements prenant en charge toutes les misères sociales, au sein d’un partenariat entre l’État et l’Église, fleuriront dans l’Orient chrétien et au-delà. Les Arabes porteront la formule de l’hôpital (Bimaristan) à un haut degré de perfection et en feront l’établissement moderne qui nous est familier.
Malheureusement tout cet héritage semble s’être évaporé dans l’obscurantisme exalté des moines intégristes de l’Orient et de leurs cousins salafistes.
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