Depuis un quart de siècle, se vérifie au Liban la théorie du « bouc émissaire » de René Girard. Malgré les différents masques qu’on lui a fait porter, le concept de bouc émissaire semble renvoyer invariablement à l’ensemble de la communauté sunnite tant au Liban que dans le Monde Arabe. Afin que le mythe fonctionne, l’ensemble des sunnites sont systématiquement essentialisés en une catégorie unique : le Salafisme, le Wahhabisme, le Takfirisme, le réseau Al Qaëda et, depuis 2013, ce fameux Califat-Daësh, catégorie fort commode pour inclure tout ce qui est sunnite. En résumé, il ne faut pas espérer trouver un quelconque sunnite dit modéré. En costume-cravate ou en guenilles ; rasé de près ou portant une longue barbe, en bikini sur les terrasses du Sporting-Club ou en hijab/niqab dans les ruelles sombres des vieilles villes, le sunnite joue à merveille le rôle du bouc émissaire qui lui est demandé. Son sacrifice est, en principe, supposé guérir la société de tous les maux qui la rongent depuis des lustres.
Tient-il des propos modérés et de bon sens ? On l’écoute poliment mais on refuse de le croire. On pratique avec lui les embrassades les plus conviviales en larmoyant d’émotion sur le vivre-ensemble libanais, mais ce ne sont que paroles inconsistantes. Pour les uns, musulmans comme lui, il est responsable de la mort de l’Imam Hussein et constitue l’origine et la cause de toute « fitna » au sein de la Oumma de l’Islam. Cette vieille rancune factieuse est atténuée par des positionnements de circonstances : Résistance affichée contre Israël, effort militaire contre des jihadistes sanguinaires, protection des groupes chrétiens etc. Quant aux chrétiens, ils jouent inconsciemment à son égard le rôle d’une caisse de résonance de ces vieilles haines des débuts de l’Islam mais qui réveillent, dans leur imaginaire inconscient, une foule de vieux démons qu’on croyait disparus à jamais. Par simple mimétisme, la victime rend à ses accusateurs leur propre violence haineuse. Bref, tout a été fait pour substituer la haine à l’aménité du contrat social. Il est inutile de reprendre la liste des événements qui, depuis 1990, convergent tous vers la diabolisation de tout sunnite, fut-il le plus pacifique des hommes : massacres de Dinniyé, des militaires de Nahr el Bared et Ersal ; menaces antichrétiennes par des barbouzes barbues, munies de haches et de poignards etc.
Bref, les situations d’épouvante, mises en scène par des services très spéciaux, continuent à produire leur effet. Depuis un quart de siècle, tout a été fait pour fabriquer une image repoussante du libanais sunnite et de tout sunnite en général, y compris la guerre de 2006, l’occupation du centre de Beyrouth en 2007 et la razzia contre le secteur sunnite de la ville en 2008 ; sans compter la paralysie totale des institutions libanaises dont l’unique but est d’éliminer toute résistance sunnito-chrétienne et permettre, ainsi, au Hezbollah de prendre l’Etat en otage en le transformant en coquille vide.
En jouant la carte de la modération, en composant avec l’adversaire, en se contorsionnant dans tous les sens, en capitulant au nom du maintien de l’ordre, l’establishment sunnite traditionnel du Liban n’a fait que vérifier la théorie girardienne : la victime, faute de mieux, finit par se résigner à jouer involontairement le rôle qu’on attend d’elle. Elle a beau protester de son innocence, les faits bien manipulés lui donneront toujours tort et accroîtront la conviction de sa culpabilité. Le bouc émissaire est une victime innocente mais qui porte sur elle-même tout le mal du monde. Le Christianisme a voulu, par la mise à mort de Jésus de Nazareth, dénoncer un tel mécanisme pour mettre fin à la violence sacrificielle. Il n’y est pas parvenu.
A Eersal c’est un tel mécanisme qui joue à merveille. Tout porte à croire que l’heure de la mise à mort du bouc émissaire sunnite a sonné. Elle aura lieu sur ces hauts plateaux arides de l’Anti-Liban si, d’aventure, l’armée libanaise ne parvient plus à contrôler la situation comme elle l’a admirablement fait jusqu’à maintenant.
Si une telle hypothèse se vérifie, si Damas et son allié Hezbollah déclenchent la bataille de Eersal, et si cette localité tombe, le pire serait à craindre. Le pire est ici compris comme étant la fin du Grand Liban de 1920 dont on répète partout, y compris chez les chrétiens, qu’il aurait été au mieux une maladresse ou une facétie diplomatique, au pire une parenthèse historique.
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- Beyrouth