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« Consolez, consolez mon peuple ». Ainsi débute le chapitre 40 du Livre d’Isaïe qui annonce des temps nouveaux qui mettront fin aux malheurs et à l’injustice. Depuis quelques jours, ont débuté à La Haye, dans l’enceinte du Tribunal Spécial pour le Liban, les auditions des témoins des circonstances politiques qui ont précédé et accompagné l’assassinat de Monsieur Rafik Hariri. Le témoignage de Marwan Hamadé, devant les juges internationaux, se distingue par sa sérénité, sa clarté et sa cohérence. Nul accent vindicatif dans ses propos, nulle imprécation exaltée mais rien que le récit chronologique des faits que nous connaissions mais qui, aujourd’hui, sont entendus, écoutés, et validés par la famille humaine à laquelle nous appartenons.
Pourquoi faisons-nous preuve d’un certain détachement par rapport à l’événement qui se déroule en ce moment à La Haye ? Est-ce de l’indifférence ? Non car la réponse réside dans la nature de cette justice de type transitionnel qui cherche apparemment autant à consoler la victime qu’à démasquer le criminel.
L’événement est hautement symbolique et, surtout, peu commun dans l’histoire des peuples. Au-delà des crimes commis, au-delà de la procédure judiciaire, au-delà de la sentence à venir, ce procès est unique en ce qu’il déconstruit, dans les moindres détails, toute une stratégie de mainmise sur un pays par un autre, de sa domination, de sa mise à sac sans compter les méthodes que déploie la violence de la barbarie. Mais au-delà de tout cela, ce procès met sur la table les relations avec le Hezbollah dont la complicité avec l’occupant et l’assassin ne semble plus faire de doute. C’est sur ce point particulier du rapport au Hezbollah, c’est-à-dire de la question politique du système communautaire libanais, que le procès Hariri prend une dimension exceptionnelle.
« Consolez mon peuple ». C’est quoi la consolation ? Est-ce oublier ? Surtout pas. Est-ce pardonner ? Libre à chacun de le faire ou de ne pas le faire. Comment comprendre ce processus de consolation qui se déroule sous nos yeux ? A La Haye, le Liban n’est plus seul, prisonnier et otage du régime syrien et de ses instruments libanais. La douleur de la victime est écoutée par la grande famille humaine, ce qui lui confère un degré de réalité saisissant mais aussi, et surtout, participe à établir de manière indiscutable la vérité historique sur le régime Assad. Les faits établis et consignés à La Haye sont des références historiques pour toujours. Ces images et ces milliers de pages demeureront une source inépuisable et fiable pour les historiens du futur. « Consolez mon peuple », cela veut dire d’abord : « écoutez-le, croyez-le ».
Mais cela est insuffisant. Ecouter la douleur de quelqu’un ne le libère pas nécessairement de sa souffrance. La consolation facilite un processus qui, souvent, relève de l’impensable : apprivoiser la haine. Inutile de maquiller la haine en un amour charitable de bon aloi, ou de la refouler hypocritement sous les embrassades, peu convaincantes, de la coexistence. La haine est réelle. C’est une passion sinistre qui traduit notre attachement pathologique à l’objet détesté, alors même que l’on prétend s’en libérer. « La haine change tout un chacun en héros, le place en quelque manière au niveau de Dieu » (Guy KARL). On rumine incessamment rancœur et désir de vengeance. L’Autre tant détesté, c’est quelqu’un qui me viole, qui s’installe en moi, qui fait partie intégrante de moi. Le génie de la consolation c’est de me permettre de le sortir de moi-même, de le voir en tant qu’objet extérieur. Alors, il redevient un homme comme moi. La justice lui demandera des comptes en mon nom, c’est son rôle.
Mais la consolation de la justice me fait renoncer au désir de vengeance. Curieusement, la violence, fut-elle la plus extrême, a des limites. On peut tout détruire, tout exterminer. Mais une fois qu’on a tout détruit, que reste-t-il à faire si non vivre-ensemble ? La justice transitionnelle, même si elle n’est pas uniquement centrée sur le juste châtiment du coupable, console la victime et lui permet de passer à l’étape suivante qui est celle du pardon, donné et reçu, et de la réconciliation partagée. En pardonnant, je n’oublie rien. Je reconnais seulement que la valeur humaine de mon agresseur est supérieure aux actes à mon égard.
A La Haye, la responsabilité criminelle des alliés libanais du régime syrien, est finement disséquée. Les faits sont établis et validés par la justice internationale. Cela nous console, certes, mais il y a plus encore. Au bout de la réconciliation, se profile le pardon, donc le retour du politique. Ceci procède d’une « éthique du don » selon Henri Mauss, ou celle de la « surabondance » selon Paul Ricoeur.
Consolé, conforté par la vérité de la justice, la victime que je suis peut passer au registre supérieur du pardon, d’autant plus facilement que mon tortionnaire reconnaît sa part de responsabilité. A ce moment et, grâce à cette « éthique de la surabondance », rien ne change mais tout est symboliquement métamorphosé. La tragédie mortifère de la haine se mue en histoire humaine. Ce qui n’était qu’un crime entraînant l’implacable châtiment, devient une faute appelant le pardon. Le retour du politique ouvre ainsi l’espace du vivre-ensemble. Le temps ainsi apaisé, inaugure une vie partagée de citoyenneté, une vie de paix à l’ombre du droit et de la loi.
L’Orient-Le Jour