Autres arguments concernant le quorum
Rabbath et Colliard affirment que l’article 34 ne peut s’appliquer, par principe, à l’élection du président. Leur argument se déroule de cette façon: l’article 75 déclare que la Chambre réunie pour élire le président constitue un « collège électoral » et non une « assemblée délibérante »; or, l’article 34 ne s’applique qu’à la Chambre réunie en tant qu’assemblée délibérante; donc l’article 34 ne s’applique pas à l’élection du président.
Ainsi, selon Rabbath: « Dans le domaine qui lui est assigné, ce texte [l’article 75] a pour effet, à lui seul, d’en exclure l’application de l’article 34, celui -ci étant relatif au fonctionnement de l’Assemblée, en tant que pouvoir législatif, alors que l’article 49 définit les modalités de sa fonction complémentaire pour l’élection du chef de l’Etat, fonction assurément distincte, sur le plan constitutionnel, de sa qualité de législateur »[[Rabbath, op.cit. p.305.]].
Rien dans le texte de la Constitution ne permet de penser que les exigences de quorum pour l’Assemblée réunie en tant que collège électoral doivent être plus strictes que pour ses sessions législatives. L’article 34 apparait dans la constitution actuelle sous le Titre II, Chapitre 3, Dispositions Générales. Rien dans cet article ou dans la section où il se trouve n’indique qu’il est limité aux questions législatives. L’article 36, par exemple, dans la même section, traite des votes dans les élections.
Deuxièmement, il y a un manque de conséquence dans la position de Colliard et Avril. S’il est tellement important d’après eux, et cela pour des raisons politiques qu’ils jugent être d’une importance vitale, d’insister sur un quorum de 2/3 des membres qui composent la Chambre légalement au premier tour, qu’est-ce qui fait qu’au second tour qui peut intervenir très vite après, on n’ait plus besoin que d’une majorité absolue pour le quorum ?
Toutes leurs analyses historiques et leurs considérations de haute politique sont soudainement abandonnées pour retourner à l’article 34 et ce dans le court lapse de temps qui sépare un tour de vote du suivant? Ceci montre bien le peu de sérieux de cette argumentation sur laquelle se base l’abandon du sens littéral de l’article 49 pour adopter une interprétation totalement différente.
Dans les six articles de la Constitution ou une majorité de 2/3 ou 3/4 des membres qui composent la Chambre légalement est requise pour le vote, cette exigence sévère n’est pas changée aux tours suivants car les raisons pour ces fortes majorités étaient et resteront toujours sérieuses et justifiées. Il est évident que les raisons données par Rabbath, Colliard et Avril ne peuvent pas être sérieuses, si elles sont seulement impératives au premier tour, pour fondre et disparaître aux tours suivants.
Finalement, tout l’argument politique des tenants d’un quorum des deux tiers, était basé sur le fait qu’il y avait un régime présidentiel fort avant Taef. Or nous vivons dans l’époque post-Taef où le Président de la République n’a pratiquement plus de pouvoirs. Il n’y a donc plus aucune justification politique pour contredire un texte pourtant très clair de la Constitution, afin de maintenir un quorum plus élevé pour l’élection du président de la République que pour les autres hautes positions de l’état.
Une autre réfutation de l’affirmation de Rabbath et Colliard, nous provient des textes originaux. Dans la Constitution de 1926, qui était basée sur le bicaméralisme, l’article 79 qui apparaissait dans la section Titre III. – Dispositions Relatives au Congrès, déclare:
« Le Congrès ne peut valablement se constituer que lorsque la majorité absolue des membres de chaque Chambre se trouve réunie. Les résolutions sont prises à la majorité absolue des voix[[Maître Fabienne Al-Boustany Geagaa qui a traduit le présent article en arabe avant sa révision, a eu la perspicacité de remarquer que certaines versions arabes des articles de 1926 de la Constitution qui circulent aujourd’hui, ont métamorphosé ‘majorité absolue des voix’ en ‘majorité des deux tiers des voix’. Je la remercie pour son discernement. Voir note 19.]] sauf l’exception prévue aux articles 49 et 77″[[Hokayem, op.cit. p.389. Le texte de la Constitution de 1926 qu’il présente et que je cite est celui qui parut entre autres dans le Journal Officiel libanais du 12 Octobre, 1926.]].
Plusieurs indications sont données par l’article 79 de 1926.
En premier lieu, le quorum défini dans cet article s’applique explicitement au Congrès constitué en collège électoral puisque l’article 49 y est expressément mentionné. Un quorum égal à la « majorité absolue des membres de chaque Chambre » s’applique donc à l’élection du président de la république, puisque rien dans l’article 49 ne spécifie ou n’implique un quorum différent. En effet, « l’exception prévue à l’article 49 » ne concerne que la majorité requise pour le vote, qui est une majorité qualifiée de deux-tiers des suffrages, sans implication d’un nombre minimum de députés présents.
L’article 79 de 1926 indique très explicitement l’intention des auteurs de la
Constitution et exclut catégoriquement l’interprétation du quorum des 2/3. Là où les auteurs avaient tenu à une plus forte participation au vote que celle mentionnée dans l’article 79, ils l’avaient très clairement spécifié, comme dans l’article 77 qui traite de la révision de la Constitution. Il est bon de le citer ici:
« Quand les Chambres sont tombées d’accord sur les matières à réviser, elles se réunissent en congrès pour délibérer sur les modifications proposées. Pour être valables, les délibérations doivent avoir été prises à la majorité de 31 voix ».
Les 31 voix représentaient 2/3 des 46 membres du Congrès, dont 16 sénateurs et 30 députés. Ici, en contraste avec l’article 49, la majorité requise pour le vote était 2/3 des membres du congrès, ce qui impliquait très clairement que le quorum lui aussi devait être égal aux 2/3 des membres composant le Congrès. Nous avons là un autre exemple du principe suivi par les auteurs de la Constitution: rendre difficiles les votes qui mènent à une discontinuité dans l’exercice du pouvoir; et éviter les blocages lors des transitions du pouvoir.
En 1927, la Constitution fut modifiée pour y incorporer les changements dus à la fusion des deux Chambres, le Sénat se fondit à l’intérieur de la Chambre des députés qui devint la Chambre unique. Parallèlement, les articles 34 et 79 furent aussi fusionnés dans l’article 34 qui survécut inchangé depuis. Celui-ci spécifie un quorum et une majorité pour le vote qui s’appliquent de façon générale à la Chambre constituée en assemblée délibérante ou collège électoral. Les exceptions à cette règle sont très clairement indiquées dans les articles qui traitent des situations particulières.
Cette digression historique nous aurait permis, en plus, de comprendre plusieurs aspects incongrus de la section Titre III de la Constitution actuelle à propos de laquelle Rabbath remarque: « Ce titre, sans titre, contient trois sujets dont aucun lien ne rapproche le premier des deux autres; leur assemblage côte à côte ne s’explique que par l’embarras éprouvé par l’auteur de leur trouver une place rationnelle dans le plan général de la Constitution »[[Rabbath, op.cit. p469.]].
Ce premier sujet dont parle Rabbath, est l’élection présidentielle qui est traitée dans les articles 73, 74 et 75. Les deux autres sujets traitent de la révision de la Constitution dans les articles 76 à 79. Une fois le Congrès remplacé par une Chambre unique, il n’y avait plus de raison d’avoir une section sur le fonctionnement de chaque Chambre réunie séparément, et une autre pour les Chambres réunies en congrès. L’article 78 de 1926, qui traitait du fonctionnement du Congrès disparait, et l’article 79 de la même année, est incorporé dans l’article 34, et les deux sont remplacés par deux articles sur les révisions de la Constitution, ce qui permet de garder inchangés le numérotage des articles suivants sur la Haute-Cour (article 80), et sur les Finances (articles 81 à 89), dans la section Titre IV – Dispositions Diverses.
Logiquement, les articles 73, 74, et 75 auraient dut être déplacés et mis la suite de l’article 49 puisqu’ils traitent du même sujet. Si cela n’a pas été fait, c’est tout simplement afin d’éviter un chambardement majeur dans le numérotage des articles, qui aurait créé une grande confusion dans les références aux versions antérieures de la Constitution. Les articles 73, 74 et 75 sur l’élection du président sont donc restés dans le même voisinage que les articles 76, 77, 78 et 79, sur la révision de la Constitution, dans une section III, sans titre, comme vestiges de la période éphémère du bicaméralisme.
Les majorités requises pour élire le Président aux tours de scrutin suivants
Il semblerait au premier abord qu’il n’y ait là aucun problème, étant donné que les cinq juristes des deux tendances, s’accordent sur cette question. Selon eux, il faudrait, aux tours qui suivent le premier, une majorité absolue des membres qui composent la Chambre pour élire le président.
Le fait que les juristes aient abouti à cette conclusion à partir d’arguments contradictoires affaiblit, cependant, l’autorité de cette apparente unanimité. Revoyons le texte.
Les phrases clés sont les suivantes: « Le président de la République est élu, au premier tour, au scrutin secret à la majorité des deux tiers des suffrages. Aux tours de scrutins suivants la majorité absolue suffit« .
Grammaticalement, « la majorité absolue » devrait se référer à « suffrages » de la phrase précédente, et c’est ainsi que la phrase est comprise par la quasi-totalité des lecteurs. Dans le langage juridique, cependant, l’expression « la majorité absolue », prise toute seule, est généralement considérée comme se référant aux membres composant la Chambre des députés.
La question est donc ici de savoir si l’expression « majorité absolue » doit être associée au mot « suffrages » de la phrase précédente, ou si elle doit être considérée en isolation.
Gicquel considère que « majorité absolue » doit être lue en isolation, et en déduit qu’elle est relative aux « membres composant la Chambre ».
Rabbath et Colliard soutiennent que l’expression « majorité absolue » doit être associée au mot « suffrages » de la phrase précédente[[En liant majorité à suffrages, les deux juristes essayent de dévaloriser l’interprétation littérale en montrant qu’elle peut mener à l’élection d’un président avec une majorité insignifiante. Voir, à ce sujet, la note 10 et le texte auquel elle se rapporte.]]. Mais, comme à la suite d’une fausse analyse de l’article 49, ils trouvent légitime de remplacer le mot « suffrages » par « membres composant la Chambre », ils ont donc lié « majorité absolue » à « membres » et se retrouvent en bout de chemin dans le même camp que Gicquel. Cependant, cette substitution de termes étant inacceptable, leur conclusion l’est aussi.
Retournons à la lecture de Gicquel. L’argument contre sa conclusion n’est pas seulement d’ordre grammatical. Il réside surtout dans le fait que son interprétation implique des exigences de majorité plus faibles au premier tour qu’aux tours suivants. Or la règle générale pour les votes est que les exigences de majorité soient les plus fortes au premier tour.
La lecture correcte de la phrase clé serait donc la suivante: Aux tours suivants, la majorité absolue des suffrages suffit.
Notons ici que cette conclusion n’exclut pas la possibilité d’un blocage au niveau du vote même si le quorum est satisfait. Une situation peut se développer où trois candidats se partagent les votes sans qu’aucun d’eux n’ait la majorité absolue des suffrages. Les tours de scrutin devront continuer à se succéder jusqu’à l’obtention par l’un des candidats de plus de 50% des voix. Il est évident que le blocage serait plus fréquent si la majorité absolue est relative au nombre de membres composant la Chambre légalement.
Conclusions Préliminaires
Les arguments des tenants du quorum des 2/3 ont été systématiquement analysés, du moins tels qu’ils ont été exposés dans les œuvres susmentionnées. Aucun des arguments considérés ne permet l’éloignement du sens littéral de l’article 49. De plus, rien n’autorise l’affirmation que l’article 34 ne s’applique pas à la Chambre constituée en collège électoral.
L’analyse des textes permet, donc, les conclusions préliminaires suivantes concernant les variables qui sont au centre du débat:
1. Le quorum requis pour la validité du vote au premier tour du scrutin est égal à la majorité absolue des 127 membres composant la Chambre des députés, soit 64 députés présents.
2. Une majorité qualifiée de deux tiers des suffrages exprimés suffit pour élire le président au premier tour du scrutin.
3. Le même quorum de 64 députés présents est nécessaire aux tours suivants du scrutin.
4. Une majorité absolue des suffrages exprimés suffit pour élire le président aux tours qui suivent le premier.
Ce n’est pas sans un brin de malice que l’on fera remarquer que la seule conclusion sur laquelle les cinq éminents juristes se sont accordés unanimement, notamment qu’une majorité absolue des membres de la Chambre est requise pour l’élection du président aux tours suivants du scrutin, n’est pas justifiée par l’analyse des textes.
Mais l’honneur de la profession peut encore être sauvé si l’on admet que la conclusion des cinq juristes correspond à une coutume constitutionnelle. Est-ce qu’il existe des « précédents » qui risqueraient d’affaiblir nos conclusions préliminaires?
Règles constitutionnelles claires et précédents
Selon la théorie classique de l’interprétation juridique, il n’y a pas lieu d’interpréter lorsque la lettre est simple et claire, claris non fit interpretatio, ou comme l’a bien dit Gicquel cité précédemment : les règles constitutionnelles claires et précises n’admettent aucune interprétation Ce principe de clarté n’est pas opposable, dans notre cas, par le principe de ‘concrétisabilité’, puisque les règles de vote de l’article 49 sont parfaitement applicables et sont, par ailleurs, très clairement précisées dans l’article 12 du règlement intérieur de l’Assemblée.
Les députés libanais et leurs avocats peuvent donner des interprétations de certains articles de la Constitution en contradiction avec des textes clairs et précis autant de fois qu’ils le veulent, cela ne peut créer des précédents ou valider leur interprétation. Seul le Conseil Constitutionnel pourrait donner une interprétation officielle de l’article 49. Il n’a pas été sollicité pour le faire. L’Assemblée pourrait par une majorité des deux tiers des membres qui la composent légalement modifier l’article 49 pour exiger au premier tour, une majorité égale aux deux tiers des membres qui la composent légalement. Elle ne l’a pas faite. Le débat est resté confiné aux déclarations et analyses rapides, en dehors de ses cadres naturels : le Conseil Constitutionnel ou le Parlement réuni en tant qu’assemblée constituante. Les raisons de ces lacunes sont politiques.
En effet, discuter au parlement de la question de la majorité requise pour élire le Président de la République risquerait de soulever celle des majorités pour élire le Président de l’Assemblée et le Premier Ministre, peu enclins tous les deux à être otages d’une minorité de blocage. En attendant l’élaboration d’un système de démocratie consensuelle équitable et pratique, il faut s’en tenir système de partage de pouvoir (power sharing) avec décisions sur base de votes majoritaires.
Etant donnée la clarté du texte, il n’y a pas lieu de parler de précédents ou de coutume constitutionnelle en ce qui concerne le quorum et la majorité de vote au premier tour. Le texte concernant le vote au second tour est, cependant, assez ambigu pour mériter un examen des précédents historiques.
Existence d’une Coutume Constitutionnelle.
Colliard, Avril et Skaineh affirment qu’il existe une coutume constitutionnelle qui justifie leur interprétation du texte de la Constitution. Qu’est-ce qu’une coutume constitutionnelle, et quels sont les critères pour déterminer s’il en existe? Dalloz définit « coutume constitutionnelle » ainsi: « Règle non écrite résultant de précédents concordants respectée par les pouvoirs publics d’un Etat ». Il s’agit de trouver ici un usage courant de la règle du quorum des 2/3, qui est acceptée par les acteurs politiques et les pouvoirs publics, et qui n’a pas été contestée.
Colliard propose deux critères pour établir l’existence d’une coutume constitutionnelle: « l’accumulation de précédents et le sentiment que la conduite suivie en ces occasions était obligatoire »[[Colliard. Idem.]]. De la définition de Dalloz on peut aussi tirer la précision que cette conduite doit être respectée par les pouvoirs publics.
Historique. L’accumulation de ‘précédents’.
Pendant les cinquante ans qui ont suivi la promulgation de la Constitution de 1926, aucune mention n’est faite de la minorité de blocage. Colliard considère que cette période n’a pas d’implications concernant les précédents. Mais ce silence de cinquante ans est très éloquent. Si la minorité de blocage avait été reconnue comme telle, s’il y avait eu même le moindre soupçon de son existence, une minorité parlementaire aurait certainement essayé d’en tirer avantage. Or, il n’y a aucune trace de cela.
Il est vrai qu’il n’y a pas eu de précédents contraires, c’est-à-dire des situations où un quorum de moins des 2/3 des membres avait été jugé suffisant. Mais cela est compréhensible vu que dès lors que la minorité de blocage n’est pas admise, les députés participeront en très grand nombre à la séance d’élection du Président qu’ils n’ont aucun avantage politique à boycotter.
Les élections présidentielles ont lieu tous les 6 ans. Pour les députés c’est le grand bazar où se font les grandes transactions politiques. On échange un appui à un candidat pour des promesses de portefeuilles ministériels, de nominations, de privilèges économiques, d’allocations budgétaires à certaines régions ou à certains projets. Il y aura, donc, très peu d’absents à ces élections, ce qui ne permet pas de confirmer, ou de réfuter un précédent, car les quorums seront largement satisfaits, et il y aura peu de différence entre le nombre de suffrages et celui des membres de la Chambre. Mais le fait qu’il y ait si peu d’absents, et que la question du quorum n’ait pas été soulevée pendant cinquante ans, parle très fort contre l’existence d’une minorité de blocage et donc, contre l’interprétation du quorum des 2/3.
Le premier précédent que mentionne Colliard a lieu lors des élections de 1976, période durant laquelle des affrontements armés opposaient palestiniens et islamo-progressistes d’un côté, aux miliciens du Front Libanais de l’autre.
Le second précédent dont il fait état a lieu durant les élections de 1982 en pleine invasion israélienne.
Durant les élections de 1988 la séance est reportée faute de quorum. Mais Colliard reconnait que ce cas n’est pas pertinent, puisque même un quorum de majorité absolue n’avait pas été atteint. Après 1990, la mainmise syrienne sur le pays est telle que les présidents sont imposés plutôt que librement élus. Ce n’est que durant les élections libres de 2007 que le problème du quorum des deux tiers est soulevé de nouveau et, cette fois, contesté ouvertement par la majorité parlementaire.
Les pouvoirs publics et le sentiment que la conduite suivie était obligatoire.
Les pouvoirs publics de l’époque ont-ils respectés la règle du quorum des 2/3? En 1976, le Bureau de la Chambre ainsi que la Commission de l’Administration et de la Justice se sont prononcés en faveur de cette règle. Notons tout d’abord, que ces deux instances n’étaient nullement habilitées à interpréter, dans un sens ou un autre la Constitution. D’un autre côté, ces décisions administratives auraient pu créer une pratique courante, mais celle-ci ne s’est manifestée sans équivoque qu’à deux reprises, en 1976 et 1982, et elle est officiellement contestée en 2007.
Est-ce que ces pouvoirs publics étaient indépendants durant ces années de confrontations armées particulièrement sanglantes? Députés et fonctionnaires étaient otages ou complices des milices armées. Leurs décisions, et leurs comportements, sous les menaces constantes auxquelles ils étaient soumis durant les 16 années de guerre, ont peu d’autorité.
Qu’en est-il de l’opinion des juristes durant l’époque de la guerre (1975-1990) quand la question du quorum est soulevée pour la première fois. Celle-ci était fortement influencée par Rabbath dont l’œuvre remarquable est la grande référence en matière de droit constitutionnel libanais. Les quelques pages consacrées à l’article 49 sont malheureusement bien inférieures au reste de son œuvre, et ont soulevé pas mal d’objections, ce qui a empêché son interprétation de l’article 49 de devenir l’opinion courante. Le passage suivant de la note susmentionnée de Rabbath nous indique l’importance de ces critiques: « Quand à l’objection bien souvent avancée selon laquelle le quorum requis pourrait ne point être réuni..[[Rabbath, op.cit. pp. 305.]] » C’est donc sur la minorité de blocage, point faible de l’analyse de Rabbath, que se sont concentrées de nombreuses objections.
Les préoccupations politiques de Rabbath, peuvent expliquer ses efforts exagérés pour affaiblir un Président de la République, qui avant l’Accord de Taef avait accumulé des pouvoirs énormes, à une époque où la guerre civile ne pouvait être arrêtée que par un accord quasi-unanime. De plus Rabbath, ex-parlementaire syrien, conseiller du Baath, et nationaliste arabe, ne pouvait que vouloir affaiblir le plus haut poste politique réservé aux maronites chez qui se concentre la volonté indépendantiste du pays. Les motivations politiques de Rabbath peuvent expliquer pourquoi son ouvrage de qualité exceptionnelle sur la Constitution libanaise ait pu contenir des arguments aussi faibles que ceux qu’il utilise afin de justifier son interprétation de l’article 49.
Conclusion
Les exemples ‘sans équivoque’ de 1976 et 1982 dont a parlé Colliard ne concernent pas les majorités de vote aux tours qui suivent le premier. Dans tous les cas considérés, les majorités qui furent jugées suffisantes pour élire le président aux tours qui suivent le premier, n’infirment aucune des hypothèses considérées. Il n’y a donc pas de précédents qui puissent soutenir une autre interprétation que celle basée sur une simple lecture du texte de la Constitution, notamment qu’une majorité absolue des suffrages est suffisante pour élire le président aux tours qui suivent le premier.
Ces deux exemples sans équivoque montrent, il est vrai, qu’un quorum et une majorité qualifiée pour le vote de deux tiers des membres qui composent la Chambre légalement, avaient été jugés nécessaires en 1976 et 1982 pour élire le président au premier tour. Ces décisions ne peuvent, cependant, s’opposer à un acte constitutionnel clair et précis. De plus ces décisions avaient été convenues dans des conditions politiques et sécuritaires exceptionnelles.
En effet, en 81 ans, la règle du quorum et d’une majorité de vote de 2/3 des membres composant la chambre au premier tour, n’aura été invoquée et appliquée sans équivoque que dans deux situations où des confrontations armées, d’une violence extrême, avaient anéanti tout semblant de normalité dans les déroulements des élections. Les décisions en 1976 et 1982 d’exiger un quorum des 2/3 des membres de la Chambre, dans des situations exceptionnellement chaotiques et violentes, obéissaient à des préoccupations miliciennes, et peuvent difficilement servir de précédents à une pratique démocratique normale. Elles seraient plutôt les exemples à ne pas suivre, si l’on veut vraiment mettre derrière soi le spectre de la guerre civile.
Conclusions sur les majorités requises pour l’élection du président de la république
Les deux précédents de 1976 et 1982, en pleine période de guerre, ne pouvant valider l’existence d’une coutume constitutionnelle, et du reste ne pouvant contredire un texte clair et précis, les conclusions préliminaires sur le quorum et la majorité qualifiée requis pour l’élection du président de la république au premier tour de scrutin, restent donc valables:
– Un quorum égal à la majorité absolue des membres composant la Chambre des députés est requis pour tous les tours de scrutin.
– Une majorité qualifiée des deux tiers des suffrages exprimés est suffisante pour élire le Président au premier tour du scrutin.
En ce qui concerne la majorité requise pour le vote aux tours qui suivent le premier, la situation est plus équivoque. Il semblerait que les acteurs politiques n’aient pas soulevé d’objections à ce qu’un nombre de voix égal à la majorité absolue des membres de la Chambre soit nécessaire pour l’élection du président aux tours qui suivent le premier. En l’absence de précédents sans équivoque, cependant, il n’est pas permis d’écarter la conclusion préliminaire énoncée plus haut et qui correspond aux intentions des auteurs de la Constitution: une majorité absolue des suffrages exprimés suffit pour élire le Président aux tours de scrutin qui suivent le premier.
Afin d’éviter un blocage possible dans le vote on peut n’exiger qu’une majorité relative au troisième tour, comme dans l’article 44 pour l’élection des Président et vice-président de la Chambre. Il est possible aussi, au second tour de scrutin, de limiter le nombre de candidats aux deux ayant obtenu le plus grand nombre de voix, comme c’est le cas dans les présidentielles françaises. Cette question devra être décidée à l’avenir.
On ne peut conclure une discussion sur les élections présidentielles sans quelques remarques au sujet des absences répétées des députés qui ont paralysé le Parlement. Des voix indignées s’élèvent d’un peu partout pour protester contre ce comportement illégal, inconstitutionnel ou du moins irresponsable de la part des représentants du peuple. Que disent la Constitution, et le règlement intérieur de la Chambre à ce sujet ?
Selon la Constitution le mandat de député est représentatif et non impératif (article 27). Le député n’a pas de compte à rendre à ses électeurs. D’ailleurs même s’il avait à le faire, il est probable que la majorité de ses électeurs aurait approuvé la tactique de boycott utilisée.
Le règlement intérieur de la chambre traite de la question des absences des députés, durant les sessions ordinaires et extraordinaires de l’Assemblée, dans les articles 61, 62 et 63. L’article 61 indique qu’il n’est pas permis aux députés de s’absenter plus de deux fois durant une session ordinaire ou extraordinaire sans excuse valable et sans en avoir avisé préalablement l’Assemblée. Cette interdiction n’a cependant pas de force, puisqu’elle n’est pas soutenue par une pénalisation qui peut décourager ce comportement. En effet, ainsi qu’il est indiqué dans l’article 63, tout ce qui peut s’ensuivre, au cas où le quorum n’est pas atteint dans une réunion de la Chambre, est qu’une liste des absents est inscrite dans le procès-verbal de la réunion qui suit.
Dans le cas des commissions permanentes de la Chambre, des absences répétées de la part des députés membres, peuvent conduire à une démission forcée de la commission. Dans le cas du Conseil Constitutionnel, trois absences consécutives sans excuse valable conduisent automatiquement à une démission forcée et devraient pouvoir conduire à des poursuites judiciaires pour ‘’déni de justice’’. Dans le cas du Parlement, malheureusement, le principe de ‘’pas d’interdiction sans pénalisation’’ prévaut, et le député peut s’absenter en toute impunité. La faute en incombe en partie au règlement intérieur du Parlement, mais doit principalement être mise sur le compte de la fausse interprétation de la Constitution qui insiste pour un quorum des deux tiers des membres composant la Chambre (sièges effectivement pourvus) pour l’élection du Président. Ceux qui insistent pour un quorum des 2/3 puis se scandalisent de voir les députés en profiter pour paralyser le parlement n’ont qu’à se blâmer eux-mêmes.
La Fiche No. 44 de l’Assemblée Nationale Française clarifie comment la pratique française a évolué en ce qui concerne le quorum:
‘’La demande de vérification du quorum [majorité absolue dans ce cas] a longtemps été utilisée comme un outil d’obstruction. Depuis la réforme du Règlement du 27 mai 2009, cette pratique est tombée en désuétude puisque cette demande n’est désormais prise en compte que si la majorité des membres de ce groupe sont eux-mêmes présents dans l’hémicycle. Lorsqu’un vote ne peut avoir lieu, faute de quorum, la séance est suspendue et le scrutin est reporté d’au moins quinze minutes, le vote étant alors valable quel que soit le nombre de députés présents’.
Paradoxalement, un quorum plus élevé que celui prescrit par l’article 34 conduirait à des blocages alors qu’un retour à l’interprétation correcte de la constitution, ou bien même à un quorum encore moins exigeant, assurerait une forte présence dans les séances parlementaires.
La question de la pénalisation effective des députés pour leurs absences répétées, et celle de possibilité de blocage qui résulterait de l’incapacité d’un des candidats présidentiels à obtenir une majorité suffisante dans le vote, devront être discutées à tête froide, une fois la crise actuelle résorbée, pour une éventuelle modification de la Constitution et du règlement intérieur de la Chambre.
Les majorités requises pour l’élection du Président de la République libanaise (1/2)