En 2001, le monde fut éberlué par la destruction des grands Bouddhas de Bamyan, après avoir été décrétés comme idolâtres par Mohamed Omar et ses Talibans. En 2012, un groupe de puritains jihadistes, Ansar el Dine, détruisirent et brulèrent à Tombouctou plusieurs bibliothèques, monuments et sanctuaires classés par l’UNESCO au patrimoine de l’humanité.
Dans les deux cas, la réaction de l’opinion publique fut simplement émotive et épidermique : l’horreur face à ce qui était qualifié d’actes de barbarie commis par des analphabètes. L’explication immédiate et superficielle se contenta d’une approche phénoménologique de ces événements. Peu d’observateurs se sont attachés à comprendre la nature profonde des motivations de ces iconoclastes-puritains des temps modernes au sein de la culture islamique. Nul ne s’avisa à lire ces violences comme étant l’expression d’une guerre violente, au sein de l’imaginaire musulman, qu’un courant fondamentaliste ultra-puritain mène contre un courant plus mystique, plus soufi et un courant plus tolérant et plus libéral.
En 2014, après la chute de Mossoul aux mains de ce qu’on appelle EIIL (Etat Islamique en Irak et au Levant) ou DAESH en arabe, le nouveau Calife, jihadiste-puritain, ordonna la destruction de plus d’un sanctuaire et monument de différents cultes : chrétiens, musulmans, yezidis. De nouveau, l’opinion publique n’y a vu que barbarie d’un autre âge. Un tel vandalisme ne pourrait s’expliquer, aux yeux d’une culture sécularisée, que de manière négative : analphabétisme et ignorance.
Nul ne s’est avisé à comprendre la signification effective de ces actes comme étant la manifestation d’un conflit très moderne dont l’enjeu fondamental se trouve être notre jouet de prédilection : les images. Dans ce cas, la plus grande attention doit être portée sur un paramètre particulier et difficile à déconstruire : l’Iconoclasme puritain des jihadistes.
La notion d’iconoclasme (eikon : image ; klaô : briser) est loin d’être une nouveauté. Elle est inscrite dans l’histoire des trois monothéismes abrahamiques. Durant plus d’un siècle (723-843), l’Empire Romain d’Orient (byzantin) fut ravagé par les guerres civiles et les persécutions les plus féroces de ce qu’on appelle la Querelle des Images ou Iconcoclasme. Un patrimoine inestimable fut détruit. Les partisans des images remportèrent la bataille intellectuelle et sauvèrent l’imaginaire contemporain contre l’iconoclasme. Mais le danger fut tellement grand que le christianisme orthodoxe en sortit, crispé sur lui-même et sur un traditionalisme hiératique qui le caractérise encore aujourd’hui. Durant la Réforme protestante, l’iconoclasme des réformés a conféré cette rigidité puritaine traditionnelle qu’on décèle surtout dans les milieux calvinistes.
Mais en quoi, et surtout pour qui, l’image est-elle dangereuse ? Marie-José Mondzain comprend l’iconoclasme chrétien à travers l’économie de l’incarnation divine. L’image de Dieu, dite naturelle, est invisible et se trouve à la source de toute autre image. C’est le Fils qui, en s’incarnant rend visible le divin. Et c’est l’icône et sa culture qui répercutent l’écho de l’incarnation. Ainsi, il y aurait comme une séquence qui se déploie ainsi : l’Image (invisible) fonde l’Icône (visible) et l’Icône fonde le Pouvoir séculier. Il n’y a pas de pouvoir sans iconographie et jeu du symbolique. C’est pourquoi l’iconoclasme byzantin fut essentiellement une doctrine très sophistiquée du pouvoir politique impérial. On interdit la représentation du Christ mais on garde celle de César. César ne refuse pas le principe de l’image mais une image en particulier, celle du dieu incarné. L’icône fonde le pouvoir de César et le proclame, de manière visible, comme non-originel. Elle lui assigne des limites circonscrites par le visage qu’elle représente, reflet visible de l’invisible.
Telle pourrait être la grille de compréhension de l’iconoclasme contemporain dont nous voyons les manifestations outrancières dans le monde arabo-musulman. Cet iconoclasme se déploie dans les deux sphères : religieuse-puritaine et politique-totalitaire.
Dans le domaine religieux, les iconoclastes jihadistes-puritains s’en prennent aux monuments, patrimoine culturel etc. Ces puritains ne veulent pour autre visibilité du divin que leur propre parole. De même, ils s’en prennent au corps de la femme, lieu troublant du Sacré (harem/harim ou interdit) qu’ils cherchent à soumettre en se l’appropriant tant sa sacralité reconnue leur échappe. Sur le plan politique, les iconoclastes puritains (jihadistes) et profanes (pouvoir totalitaire) déchaînent leur violence inouïe contre la chair humaine. Il suffit de voir le déluge d’images des corps suppliciés en Syrie, à Gaza et ailleurs.
Pour l’iconoclasme, tout objet ne peut avoir d’autre valeur que celle de sa propre matérialité organique. En lui reconnaissant la moindre sacralité, l’objet pourrait s’étendre à l’infini et entrer en compétition avec le pouvoir totalisant et totalitaire. Une religion ne peut accepter le principe de l’incarnation de Dieu que si l’incarné meurt et ressuscite, c’est-à-dire si l’Image de chair retourne dans l’invisible. La crucifixion de Jésus de Nazareth serait, dans cette optique, l’acte iconoclaste par excellence.
Mais dans le monde sécularisé d’aujourd’hui, héritier des Lumières, la sacralité est partout dans tout homme, sous l’appellation de « dignité inaliénable » et de « liberté constitutive ». Les césars contemporains se sentent obligés d’organiser ces tueries et ces crucifixions-exécutions-massacres à grande échelle, et bien visibles à notre regard au travers du déluge médiatique, afin de proclamer leur pouvoir originel : Je suis tout, tu n’es qu’un tas de viandes ou un tas de pierres.
L’Orient-Le Jour