Le centre-ville de Beyrouth, la célèbre place des Canons , lieu de rencontre de tous les habitants de la capitale, devenue de nos jours le « downtown ».
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Du 27 au 29 mai dernier, s’est tenu un congrès international à Livourne (Italie) à l’initiative conjointe de la Communauté Sant’Egidio, de l’UE et de la province de Livourne, sur le thème « Les villes veulent vivre ».
Ce colloque devait permettre de dégager le profil de la ville en Méditerranée ainsi que les caractères spécifiques qui permettent de la distinguer des mégalopoles du monde globalisé ; mais également initier une dynamique en réseau des villes méditerranéennes. Plusieurs grandes villes méditerranéennes ont participé, dont Beyrouth. Le Pr Antoine Courban, au travers de son allocution « La rive unique de la Méditerranée », a su au nom du Liban, dégager une vision de la ville méditerranéenne comme lieu du vivre-ensemble. Sa réflexion s’est articulée autour de trois idées principales :
a) La ville et la mer, ou la leçon de Tyr.
b) La ville et le vivre-ensemble, ou la problématique de la « guerre du territoire contre la ville.
c) Les défis actuels du vivre-ensemble au Liban et au Proche- Orient, ou le rapport entre identité et citoyenneté.
Nous en reproduisons de larges extraits sous forme de paraphrase :
OLJ11/06/2014
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La Méditerranée n’a pas deux rivages, mais une seule rive qui la circonscrit. Elle n’est pas un fossé qui sépare deux mondes, mais l’espace commun de notre vivre-ensemble et le berceau du cosmopolitisme.
Italo Calvino raconte une entrevue entre l’empereur Kublaï Khan et Marco Polo :
« – Tu m’as parlé de toutes les villes que tu connais, mais il en reste une dont tu ne parles jamais. C’est Venise, dit le Khan.
– Chaque fois que je fais la description d’une ville, dit Marco Polo, je dis quelque chose de Venise. Pour distinguer les qualités des autres, je dois partir d’une première ville implicite. Pour moi, c’est Venise. »
Pour moi, c’est Beyrouth qui est la ville mère. En ce moment, le monde s’appelle, pour moi, Beyrouth que l’empereur Guillaume II surnomma la « perle de la couronne ottomane » et que Camille Aboussouan appelle « le dernier lampion de Byzance » pour dire l’ultime refuge du cosmopolitisme méditerranéen.
Beyrouth est l’héritière de Tyr évoquée par Ézéchiel :
« Tyr (…) au milieu de la mer est ton domaine (…) Tes sages, Tyr te servaient de pilotes (…) Tous les vaisseaux de la mer (…) venaient chez toi pour faire du trafic. »
Telle est la leçon de Tyr, ville ouverte sur monde entier à cause du commerce. C’est Venise qui a le mieux compris ce modèle.
Durant le Moyen Âge, seule Constantinople fut une puissance invincible. Tournée vers la mer, elle drainait vers elle toutes les routes commerciales. Mais elle demeurait fidèle à une vision centripète : tous les chemins mènent à Rome. Venise, qui lui succéda, adopta une stratégie centrifuge, à l’image de Tyr.
Venise s’exporta. Elle avait compris que l’espace de la cité dépasse le territoire urbain et que chacun emporte « sa » cité à la plante de ses pieds.
Esprit commercial et mercantile ? Mais le commerce est le véhicule historique des cultures et des religions. Il est une des modalités du vivre-
ensemble.
Le plus bel hommage, a contrario, rendu au modèle de Tyr vient du théoricien du nazisme, Alfred Rosenberg, qui haïssait tout ce qui est « phénicien », le jugeant aux antipodes des valeurs de la race nordique.
Le cosmopolitisme méditerranén repose sur trois piliers :
a) Phénicianité ou esprit des échanges et des réseaux.
b) Hellénisme ou interfécondation culturelle et cosmopolitisme.
c) Romanitas ou esprit d’urbanité, cadre du vivre-ensemble à l’ombre du droit et de la loi.
Ces piliers du vivre-ensemble sont la raison d’être de mon pays, qualifié de « message de paix » par le pape Jean-Paul II. Aujourd’hui, ce Liban message est en danger en dépit du fait qu’il résulte de la résilience de ce couple inséparable du vivre-ensemble que sont le pardon et la réconciliation, entre les cultures et les spiritualités de la Méditerranée :
a) L’Europe et le monde arabe, l’Orient et l’Occident.
b) Les traditions monothéistes musulmane, chrétienne et juive.
c) Mais également réconciliations œcuméniques :
– entre christianisme orthodoxe et christianisme catholique, ainsi que protestant ;
– entre islam sunnite et islam chiite.
« Car seul le pardon donné et reçu pose les fondements durables de la réconciliation et de la paix pour tous », a insisté Benoît XVI dans son discours au palais présidentiel de Beyrouth en 2012.
La noble figure de Ghassan Tuéni illustre cela à la perfection. Il nous donna, en 2005, la plus belle des leçons du vivre-ensemble durant les obsèques de son propre fils Gebran, assassiné dans la foulée des attentats qui ensanglantèrent mon pays après celui perpétré contre Rafic Hariri. Devant l’iconostase de la cathédrale Saint-Georges, face au cercueil, Ghassan nous conjura de pardonner afin de nous réconcilier : « Notre mort est résurrection, dit-il, enterrons avec mon fils nos haines et notre désir de vengeance. »
Il pardonna, au nom de sa foi chrétienne, certes, mais surtout en gardien de la ville de Beyrouth et de son vivre-ensemble. À l’instar de Nicolas Machiavel, il connaissait la fragilité du corps urbain. Il était conscient que la ville pouvait tomber malade et mourir. Il percevait cet enjeu majeur de la globalisation qui peut tuer le vivre-ensemble et que Jacques Beauchard appelle « la bataille du territoire » contre la ville ou de l’enclos identitaire contre l’espace public de l’urbanité citoyenne.
Depuis 1975, la résilience de Beyrouth cherche à endiguer les effets dévastateurs de cette bataille. Cette dernière pose la question de l’unité politique. Qu’est-ce qui fonde l’unité politique ?
a) Est-ce le territoire, c’est-à-dire l’enclos d’une identité ethnique, confessionnelle, raciale, etc. ?
b) Ou est-ce la ville, lieu de l’espace public à l’ombre de la règle du droit ?
La Méditerranée a toujours répondu : la ville.
Aussi noble soit-elle, une religion ne fonde pas l’unité politique. Le discours théologique en la matière sépare et ne rassemble pas les individus au sein de l’espace public.
« Faire admettre aux hommes politiques la primauté de la ville (polis) est une entreprise désespérée car ils ne s’occupent que du territoire » (J. Beauchard). Confronté à l’espace urbain, l’homme politique se le représente en termes de territoires où l’autorité peut s’exercer. L’intelligence immortelle de la ville lui échappera toujours à moins d’être un grand visionnaire.
C’est cet enjeu qui sous-tend aujourd’hui les soubresauts du monde arabe car la « bataille du territoire » est une autre manière de décliner le rapport de l’individu au groupe, de l’identité et de la citoyenneté. D’où la nécessité de distinguer deux pôles du vivre-ensemble :
a) La simple coexistence qui appartient au registre du groupe et du territoire.
b) La convivance du vivre-ensemble, de l’être-ensemble, d’être moi-même tous les autres. Cela appartient au registre de l’individu dans sa finitude, donc de l’espace public et du citoyen
L’islam dont on parle tant aujourd’hui est une religion urbaine ou civile dans son essence. Quand le prophète Mohammad quitta La Mecque avec ses disciples, il était porteur d’un message spirituel. Arrivé à Yathrib, il en changea le nom en al-Madina ou « la Ville ». Et c’est en tant que chef d’un projet politique/urbain, de nature religieuse certes, qu’il parvint à unifier les tribus d’Arabie et à conquérir La Mecque.
Mais pourquoi la ville est-elle le meilleur cadre du vivre-ensemble/de l’être-ensemble ?
Deux textes contemporains du Ve siècle, l’un d’Orient, l’autre d’Occident, résument, pourrait-on dire, tout le cosmopolitisme méditerranéen.
En 410, le Gaulois Alaric détruisit la ville de Rome, mais c’est un poète gaulois, Rutilius Namatianus, qui fit l’éloge de la ville dévastée :
« Car en offrant le partage de ton droit juste aux vaincus,
Tu as fait une ville de ce qui était jadis le monde. »
C’est le monde qui se différencie en villes diverses, lieux du vivre-ensemble à l’ombre du droit, et ce ne sont pas les villes du monde qui s’agglutinent ensemble en un unique village matriciel.
Quelques années plus tard, Nonnos de Pannopolis, originaire d’Alexandrie, fait l’éloge de Beyrouth qu’il aimait à cause de son école de droit :
« La discorde qui défait les États ne cessera de compromettre la paix que lorsque Béryte, garante de l’ordre, sera juge de la terre et des mers, lorsqu’elle fortifiera les villes du rempart de ses lois. »
C’est le droit qui fonde la ville de la communauté politique, mais c’est la loi qui protège le vivre-ensemble.
L’ordre urbain et l’ordre politique qui en découle sont très fragiles. Ghassan Tuéni en était conscient, lui qui avait lu Aristote, Ibn Khaldoun et Nicolas Machiavel.
Le corps de la cité peut tomber malade et mourir. Sa cohérence harmonieuse, donc aussi le bien-être de tout citoyen, est remise en cause par l’hégémonie d’où qu’elle vienne :
a) d’un pouvoir despotique ou tyrannique ;
b) de l’esprit de corps, fruit des obsessions identitaires, appelé assabiya par Ibn Khaldoun.
Ou encore de dangers plus spécifiques que sont la discorde et la sédition.
Toute hégémonie implique la territorialisation de la cité et son démantèlement. L’esprit de corps, ou assabiya, moteur des guerres identitaires, est incompatible avec l’urbanité.
La assabiya opère une double dilution. Elle ramène d’abord tout individu au rang de composante au service d’un groupe conçu comme une masse.
Elle réduit, ensuite, le groupe à un seul individu : le chef.
Les conflits identitaires sont des « guerres inutiles », écrit François Thual.
Leurs intérêts stratégiques sont hors des frontières nationales, ce sont les « guerres des autres », comme disait Ghassan Tuéni.
Les belligérants des conflits identitaires sont des « guerres des autres », disait Ghassan Tuéni. Les belligérants se combattent en tant que « moi » et « toi » et non afin de garantir des intérêts stratégiques qui sont hors-frontières. C’est pourquoi les obsessions identitaires sont les pires fléaux du vivre-ensemble.
La mise à mort de la ville devient alors un objectif prioritaire car l’espace urbain est lui-même l’ennemi. Le maire de Belgrade, Bogdan Bogdanovic, a appelé cela le crime d’urbicide.
On a vu le martyre, par urbicide, de Beyrouth depuis 1975.
On a vu l’urbicide à Sarajevo et dans les Balkans.
On voit aujourd’hui l’urbicide à l’œuvre en Syrie, à une échelle hallucinante.
L’urbicide va toujours de pair avec nettoyage ethnique, ethnocide, génocide.
Il exprime un ego collectif hypertrophié qui est, par nature, altéricide.
Au-delà des violences inouïes de Syrie et du Proche-Orient, se profile un long travail d’accouchement d’un homme arabe nouveau qui ne sait comment dialoguer avec la modernité.
L’homme arabe se cherche. Écoutez-le avec le cœur de la Méditerranée et non avec la mémoire des croisades.
Tout se ramène en dernière analyse à un enjeu anthropologique : qu’est-ce que la personne humaine ? Pour la pensée contemporaine, la personne humaine se suffit à elle-même. C’est la pierre angulaire du discours de Benoît XVI en 2012 au palais présidentiel de Beyrouth. Le pape Ratzinger a plaidé pour un humanisme intégral comme fondement de l’ordre politique et du vivre-ensemble dans un monde globalisé.
Cet humanisme intégral n’est ni théocentrique ni anthropocentrique. L’homme n’est ni esclave de Dieu ni un rival de Dieu. Il est, à la fois, une finitude et une transcendance.
Si la dignité de l’homme est considérée par la modernité comme une donnée naturelle, elle était vue par les pères de l’Église comme le nom de la gloire de Dieu en ce monde. C’est pourquoi il n’y a aucune raison légitime de penser que le monde arabo-musulman puisse être réfractaire aux droits de l’homme dans la mesure où ces derniers n’expriment pas un affrontement avec le divin.
Beyrouth est aujourd’hui le creuset des enjeux qui traversent cet Orient arabe. En permanence, s’y côtoient :
a) d’un côté, la résilience du vivre-ensemble grâce au dynamisme exceptionnel de la société civile. À titre d’exemple, nous inaugurerons dans les prochaines semaines la grande synagogue de Beyrouth, le magen Abraham, dont la restauration est achevée. Il s’agit d’un des fleurons de notre patrimoine.
b) de l’autre, la grande faiblesse du politique à pouvoir endiguer les effets pervers des assabiya multiples qui alimentent la discorde et la sédition, et mettent en péril l’unité de l’espace public.
Le monde arabe, y compris le Liban, est écartelé entre deux visions inconciliables :
a) L’identitaire sous forme du projet d’alliance des minorités,
b) La citoyenneté dont l’assise est cet humanisme intégral de Benoît XVI.
À première vue, l’identitaire semble l’emporter. Il est en train de subvertir toute la tradition de l’universalisme de la Méditerranée. « Ce n’est pas seulement un cauchemar géopolitique, il est aussi un cauchemar juridique parce que, dans la pensée identitaire, l’humanitaire, l’homme n’existent pas. L’identitaire, si on le laisse faire, enterrera non seulement l’humanitaire, mais l’humain. » (F. Thual). Si on le laisse faire, il est à parier que « ce ne serait plus d’une re-tribalisation qu’il s’agirait, mais d’un ré-ensauvagement » de l’homme.
En affirmant brutalement la primauté du groupe sur l’individu, au nom de la survie d’une identité collective, l’Identitaire est en train de générer des totalitarismes pires que ceux du XXe siècle.
« Territorialisme » et « identitarisme » sont les plus grands risques contemporains de la globalisation : « L’identitaire réussira-t-il à restaurer l’État de barbarie comme horizon collectif pour le XXIe siècle ? » (F. Thual).
À lire les médias, la situation au Proche-Orient se réduit à la survie de minorités religieuses. Tout le monde s’inquiète du sort de la chrétienté orientale.
Protection des minorités ? Contre qui exactement ?
De grâce, cessez de voir en nous de simples objets de musée ou de précieuses reliques de l’histoire. Nous sommes des êtres humains.
Il existe des composantes collectives multiples et diverses dans le l’Orient arabe. Mais il existe aussi un homme universel dans le monde arabe.
Il existe une seule minorité en Orient, c’est elle qu’il faut aider dans sa résilience. Elle n’a pas de couleur sectaire ou factieuse car c’est la minorité des hommes et des conscients de leur propre finitude individuelle et soucieux de la dignité de tout un chacun.
C’est la minorité des personnes libres qui s’honorent d’une citoyenneté fondée sur la loi et non sur l’identité.
Tel est l’humanisme intégral, pierre angulaire de l’ordre politique de demain.
Tel est le message d’espoir que la ville de Beyrouth m’a chargé de vous transmettre.