Votez pour Monsieur le Président
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Les trois coups annonçant le début du quatrième et dernier acte seront le signal, pour les Syriens, qu’il est temps pour eux de se rendre aux urnes. Du moins pour certains d’entre eux, puisque, sans craindre les contradictions, le régime s’emploie ici à inciter les électeurs à faire leur devoir, tout en prenant les dispositions nécessaires ailleurs, pour tenir à l’écart de ce qu’il présente comme une grande « noce démocratique », une partie notable des Syriens, ceux dont il peut légitimement redouter qu’ils se prononcent, s’ils en ont l’opportunité, contre le vainqueur attendu.
Alors que la Loi électorale promulguée le 24 mars 2014 stipule, dans son article 67, alinéa 1, que « l’électeur satisfait à son devoir électoral sur la base de sa carte d’identité personnelle », le président du Haut Comité électoral, Hicham Cha »ar a précisé, le 29 avril, que les électeurs résidant ou de passage à l’étranger devront également présenter leur passeport avec le tampon attestant qu’ils sont sortis de leur pays de façon régulière. Cette disposition écarte de facto, d’une manière anticonstitutionnelle et discriminatoire, les Syriens en âge de voter qui figurent parmi les quelque 3 millions de réfugiés dans les pays voisins.
Lorsqu’ils ont fui en direction de la Turquie, du Liban et de la Jordanie, et pour certains au-delà, franchissant clandestinement les frontières pour échapper à la mort, ils n’ont naturellement pas fait tamponner ce document. Une grande partie d’entre eux n’en avaient d’ailleurs pas ou n’en jamais disposé du tout, leurs moyens ne leur permettant pas de rêver d’un déplacement à l’étranger. D’autres encore s’étaient abstenus de le réclamer aux autorités de leur pays : leur inscription sur la liste des personnes recherchées aurait immédiatement attiré sur eux l’attention des services de renseignements chargés de veiller à la sécurité du régime en Syrie.
Celui-ci a invité les réfugiés qui voudraient participer à la consultation à rentrer dans leur pays. Mais cette annonce est de pure forme. Elle ne constitue en rien une incitation au retour. Il est évident que Bachar al-Assad ne tient absolument pas à voir ces électeurs prendre part au scrutin, alors même que le contrôle exercé sur les procédures de vote et de dépouillement permet d’exclure à l’avance tout dénouement non conforme au texte de la pièce. Dans le cas contraire, il lui aurait été possible, avec la collaboration d’une grande ONG internationale et/ou d’une agence de l’ONU, d’ouvrir des bureaux de vote au moins dans les camps et centres de réfugiés.
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Cette élection sera également contraire à la Constitution de février 2012, qui rappelle dans sa 2ème partie consacrée aux droits, aux libertés et à l’état de droit, que « les citoyens sont égaux en droits et en devoirs » (chap. 1, art. 33, aliéna 3) et qui précise que figure parmi ces droits « le droit de participer à la vie politique » (art. 34). Or, pour les raisons que tout le monde connaît, le pouvoir sera dans l’incapacité d’ouvrir des bureaux de vote dans une large partie du territoire de la Syrie, interdisant à ses habitants d’exercer leur droit.
Passées sous le contrôle des forces de la contestation, ces zones refusent de se prêter à ce qu’elles considèrent comme une parodie de démocratie et continuent d’exiger, dans le meilleur des cas, une solution politique. Conformément aux principes des Accords de Genève du 30 juin 2012, rappelés le 27 septembre 2013 par la résolution 2118 du Conseil de Sécurité, celle-ci passe par « la mise en place d’un gouvernement transitoire d’union nationale doté des pleins pouvoirs » qui implique le retrait de la personne de Bachar al-Assad de la vie politique. Dans ces conditions, une élection présidentielle en général, et la réélection de l’actuel président en particulier, ne sont pas à l’ordre du jour. Elles constituent même une provocation et une entrave à la poursuite de toute solution négociée. Plus que jamais, lorsqu’il sera réélu, Bachar al-Assad apparaitra comme le chef d’une faction et non comme celui du peuple syrien, qu’il contribuera au contraire à diviser davantage.
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Dans les zones « mixtes », les villes ou les quartiers dont le pouvoir en place et les forces de la révolution et de l’opposition se disputent encore le contrôle, le régime sera tenté d’installer des bureaux de vote comme si de rien n’était. Il n’ignore pas les menaces qui pèseront sur eux dans ces régions en guerre et les risques auxquels il exposera les électeurs qui oseront s’y rendre. Mais ils auront le gros avantage de lui permettre de se livrer loin des regards aux tripatouillages et au bourrage des urnes dont il vient de limiter la possibilité ailleurs en annonçant qu’il accueillerait volontiers en tant qu’observateurs des représentants des « pays amis du régime syrien ».
Il attend de ces observateurs qu’ils lui fournissent le brevet de démocratie dont il a besoin pour faire croire aux Syriens que ce sont eux qui l’auront élu et que, comme il s’y est engagé, la consultation aura été impartiale et la procédure « honnête et transparente ». Mais ils devront éviter de faire du zèle et d’exiger de pouvoir se rendre à l’improviste dans des centres de vote non déterminés d’un commun accord à l’avance. Pour prévenir une telle issue, il arguera de l’impossibilité d’assurer la protection de ces délégués et il s’emploiera, comme il l’a fait naguère en 2012, avec les observateurs de la Ligue des Etats arabes, les contrôleurs de l’ONU et les journalistes étrangers, à entraver par les pressions, le chantage et les menaces physiques, l’accès aux lieux de leur choix, pour focaliser leur attention sur quelques bureaux témoins soigneusement sélectionnés. Et gare à ceux qui, imbus de leur mission, s’aviseront de passer outre à ses mises en garde. Tout « amis du régime syrien » qu’ils soient, ils pourraient connaître le sort du journaliste français Gilles Jacquier, autorisé à entrer en Syrie mais pris pour cible et assassiné à Homs pour servir de leçon à l’ensemble de la profession, qu’il fallait dissuader de venir dans un pays qui ne voulait pas d’eux… même en réponse à une invitation, pour pouvoir continuer à assassiner sans témoin.
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En revanche, tout est fait dès à présent, dans les gouvernorats sous contrôle du gouvernement, pour persuader les « bons citoyens » d’aller voter.
Pour faciliter l’élection du nouveau président – c’est-à-dire la réélection de Bachar al-Assad – la loi électorale du 24 mars 2014 vient de stipuler, dans son art. 59, alinéa 1, que « l’électeur a le droit de voter pour l’élection du président de la république ou les référendums dans n’importe quel bureau de vote sur le territoire de la République arabe syrienne ». Faute de liste, cette procédure empruntée à la loi électorale précédente a traditionnellement facilité, pour ne pas dire encouragé, le tourisme électoral. Il voit les électeurs les plus acquis au vainqueur désigné faire le tour des bureaux de vote, comme on faisait jadis le tour des crèches dans les églises au moment de Noël, pour déposer à chaque fois un nouveau bulletin dans l’urne.
Outre cette disposition, il a été demandé à tous les ministres, quelle que soit leur domaine de compétence, de marteler lors de chacune de leurs interventions publiques que les citoyens attachés à leur pays doivent prendre part au vote. Quitte à assortir leurs injonctions de promesses de campagne plus ou moins réalistes. La même demande a été formulée auprès des dirigeants de toutes les confessions, en compagnie desquels Bachar al-Assad aura fait campagne au cours de l’acte précédent en s’exhibant successivement à leur côté. Ils ne doivent pas hésiter à dramatiser la situation en orchestrant le thème habituel des risques que feraient planer sur leurs communautés la disparition de l’actuel chef de l’Etat.
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Comme la Loi électorale le prévoit, les deux faire-valoir du vainqueur désigné auront le droit d’installer des délégués dans les bureaux de vote, tout au long de la procédure. Mais, faute de partisans en nombre suffisant, ces délégués ne pourront être partout et les fraudes se dérouleront de préférence là où ils ne seront pas. Certains de ces observateurs, en réalité désignés à l’insu des deux candidats par les moukhabarat pour leur apporter leur soutien et donner une dernière touche de démocratie à l’ensemble de l’opération, s’abstiendront de remarquer quoi que ce soit de suspect. Ceux qui prétendront s’opposer au bourrage des urnes seront menacés par les agressions physiques et verbales des partisans de Bachar al-Assad, qui supportent encore moins que leur chef de voir des Syriens contester, même légalement, son autorité et sa permanence à la tête de l’Etat.
Bien que les choses soient jouées d’avance, les partisans de Maher al-Hajjar et Hassan al-Nouri se rendront aux urnes, pour contribuer jusqu’au bout à la fiction d’une élection pluraliste et démocratique. En soutenant, les uns par conviction, les autres contre rémunération, deux concurrents dépourvus de la moindre chance de l’emporter, ils auront tenu leur rôle dans une partition préalablement écrite, destinée à faire croire que Bachar al-Assad s’est converti à la démocratie et qu’il entend engager la Syrie, avec cette élection, dans une nouvelle ère politique.
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Mais avant que le rideau ne descende sur la scène qui aura vu son couronnement, mettant un terme à la comédie, le régime aura dû répondre à deux défis nouveaux pour lui : le taux de participation et le pourcentage des voix obtenues par le vainqueur.
Comme le confirment dès à présent les interventions des membres du gouvernement et les prêches des ministres des différents cultes, la première inquiétude du régime porte sur le nombre des votants. On le comprend : lors de la présidentielle de 2007, selon des observateurs non-officiels, seul 15 % du corps électoral avait pris part au vote. Certes, il a aujourd’hui les moyens de drainer en masse des menhebbakjis des deux sexes vers les bureaux de vote choisis comme centres-témoins, ceux dans lesquels il aura aussi fait siéger les observateurs. Mais, même en procédant au déplacement de ses partisans d’un bureau de vote à l’autre, il ne pourra le faire partout. Il est probable aussi que, compte-tenu des circonstances très particulières de cette consultation et de la dramatisation de l’enjeu, certains Syriens seront incités à accomplir un devoir électoral qu’ils avaient toujours négligé jusqu’ici. Mais cela pourrait se révéler insuffisant pour démontrer que Bachar al-Assad bénéficie du soutien populaire auquel il a attribué sa décision de se porter à nouveau candidat. Le ministère de l’Intérieur pourra évidemment annoncer le nombre de votants qui fera de cette élection un plébiscite. Mais le régime n’ignore pas que, jusque dans les villes et les quartiers censés lui être fidèles, des activistes se feront un malin plaisir de démontrer, photos et vidéos à l’appui, que la participation ne peut pas avoir atteint, et de loin, celle dont se targueront les autorités au soir de la consultation.
La victoire de Bachar al-Assad n’ayant rien à voir avec le décompte des suffrages exprimés, la véritable question posée aux services compétents sera celle de la répartition du pourcentage des voix obtenues par le président sortant et par ses outsiders. Lors du référendum de 2007, qui ne l’opposait à personne, Bachar al-Assad avait officiellement obtenu près de 98 % de OUI. Un tel score n’est plus possible aujourd’hui. Non pas que parce que ses adversaires seraient en mesure de dépasser ensemble les 2 %. Mais parce que, pour maintenir jusqu’au bout la fiction d’une élection concurrentielle, il lui faut bien leur concéder quelques pour cents supplémentaires. Il doit le faire à la fois en évitant de leur donner trop de légitimité et en faisant en sorte de confirmer qu’il a eu raison de se présenter à nouveau, puisqu’il reste, comme l’indique le vote massif des Syriens en sa faveur, le chef providentiel, le leader inspiré, et l’unique recours face aux menaces planant sur la Syrie, dans lesquelles il estime ne porter aucune responsabilité.