« La politique de violence doit être poursuivie de sorte que les prisonniers soient tués de manière terrifiante, ce qui emplira de peur le cœur des ennemis et de leurs supporters ». Cette directive se trouve consignée dans le recueil stratégique de base, publié en 2004 par l’énigmatique membre supposé d’Al-Qaëda Abu Bakr Naji. Adopté aujourd’hui par l’Etat Islamique ou Daesh, son titre à lui tout seul est tout un programme : « Administration de la Sauvagerie » (إدارة التوحّش ). Ce réseau nous a suffisamment prouvés le soin méticuleux qu’il met dans son application des directives de cet ouvrage au contenu épouvantable. L’égorgement du Père Jacques Hamel dans l’église de Saint-Etienne du Rouvray marque cependant un saut qualitatif particulièrement répugnant dans la férocité humaine.
Nous pensions avoir atteint le fond de l’abîme avec l’acharnement du régime syrien dans sa cruauté contre sa propre population civile. Les vidéos produites par Daesh, ont été plus efficaces pour répandre la terreur et l’effroi que les crimes contre l’humanité commis par le double-ennemi formé de Bachar el Assad et de ses adversaires utiles que sont les groupes djihadistes. Les films de Daesh peuvent être considérés comme des sous-produits des modèles des snuff-movies des années 1970. A l’époque, un certain genre cinématographique était à la recherche du réalisme le plus cru possible dans la violence, la cruauté perverse et la mort. Plusieurs réalisateurs, italiens d’abord, ont mis en scène des récits de cannibalisme, de viols, d’assassinats réels ou non, dans quelques films qui firent scandale : The Slaughter renommé Snuff (1976) de Michael Findlay, Cannibal Holocaust (1980) de Ruggero Deodato, pour ne citer que ceux-là. Aujourd’hui, l’Internet amplifier dramatiquement la réaction de terreur. Il suffit de constater le désarroi extrême qui saisit tant les autorités que l’opinion publique après chaque attentat que nous vivons quasi en direct. Si ce modèle cinématographique a pu fait école chez Daesh, ceci ne doit pas nous surprendre. La puissance de l’image et de sa mise en scène sont en parfaite harmonie avec la stratégie décrite par l’Administration de la Sauvagerie.
Cependant, qu’est-ce qu’il y a de spécifique et d’inédit dans l’assassinat particulièrement odieux du Père Hamel ? Ce ne sont ni la cruauté ni la férocité mais la dimension symbolique d’un acte qui ressemble à un rite sacrificiel se déroulant dans l’enceinte du Sacré, c’est-à-dire de ce quelque chose d’indéfinissable face auquel les hommes sont toujours saisis par la déférence sinon la crainte. Avec l’assassinat du Père Hamel, on a porté atteinte à une structure fondamentale de la nature humaine qui demeure opérante même chez ceux qui se déclarent athées. En dépit de cela, cette mise en scène de l’horreur paraît si peu religieuse, fut-elle sacrilège en apparence. L’idéologie du chaos révolutionnaire des propagandistes de Daesh n’a d’autre utilité que celle de mobiliser les fantassins, les troupes et les escadrons de la mort. Sa parfaite conformité avec les préceptes de la religion musulmane, reste encore à démontrer. Les propagandistes des réseaux jihadistes utilisent les commentaires post-coraniques dont l’autorité ne fait pas l’unanimité au sein du monde musulman.
Néanmoins, et à cause de ce flou entretenu entre doctrine islamique et idéologie révolutionnaire du chaos, il existe au sein d’un monde mondialisé, un risque non négligeable de guerre civile globale entre deux humanités : une humanité islamiste et une humanité universaliste. Une telle hypothèse est gravissime car, en principe, il n’y a qu’une seule humanité. Tout ce passe, en effet, comme si les outrances de Daesh auraient pour but d’opérer une scission au bistouri entre les hommes en créant deux camps belligérants. Mais dans quel intérêt ?
Se faisant l’écho de Tim Clemente, l’ancien directeur de la Task Force du FBI, Robert F. Kennedy Jr fait récemment le constat suivant : « Vous devez penser l’Etat Islamique comme un cartel du pétrole. Au bout du compte, l’argent est le fondement de ce mouvement. L’idéologie religieuse est un outil qui inspire ses soldats afin qu’ils donnent leurs vies ». Tant de férocité et d’horreur ne seraient, en fin de compte, qu’une guerre par procuration pour un réseau de gazoducs et de pipe-lines ? Rien n’est impossible mais on est en droit d’affirmer que le jeu a, probablement, déjà échappé à ceux qui le contrôlaient ou pensaient pouvoir le faire.
Une guerre totale contre le terrorisme implique, au préalable, une prise de conscience du fait que la terreur actuelle est une des facettes du problème, elle n’en épuise pas tous les aspects. Si on souhaite réellement en finir avec cette forme de nihilisme, deux stratégies parallèles doivent se mettre en place :
- Le règlement définitif, à long terme, des crises du Moyen-Orient. Il n’y a plus de place aux atermoiements. Ces crises qui traînent (Palestine, Israël, Syrie, Irak …) sont la porte d’entrée de toute solution. Il est temps, pour les grandes puissances, de jeter un regard nouveau sur le Levant, prenant en considération le contexte historique et politique de ces peuples, en plus des intérêts économiques et stratégiques des uns et des autres dans un monde globalisé. Le terrorisme est d’abord un problème politique avant d’être religieux. Son terreau est au Levant.
- Prendre acte du fait que le dogmatisme religieux n’a plus sa place dans notre monde. Toutes les religions monothéistes, l’Islam en premier, sont aujourd’hui au pied du mur. Certains discours de leurs textes de référence ne s’adressent pas aux hommes d’aujourd’hui mais à ceux d’hier. L’heure des réformes et des révisions déchirantes a sonné.
Le monde arabo-musulman ne peut plus se suffire d’affirmer que tout ceci est étranger à l’Islam. Comme le disait Kamel Kaptane, recteur de la mosquée de Lyon, le 26 juillet : « C’est à nous, musulmans, à prendre nos responsabilités. Il faut que nous fassions le ménage. Ce qui se passe se fait au nom de l’Islam, et au nom des musulmans. Et cela, nous ne pouvons pas l’accepter ».
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- Beyrouth