ÉCHOS DE L’AGORA
Machiavel pensait que la cité, au sens de la communauté politique, peut tomber malade quand la sédition et la discorde s’emparent d’elle. Mais par quels mécanismes la discorde (fitna) peut-elle démanteler l’unité politique ? Les causes en sont multiples, mais c’est probablement la maladie identitaire qui est la plus à même de défaire ce que l’histoire et les hommes ont mis des siècles à construire. L’identitaire n’est pas l’identité. La problématique identitaire se distingue de la problématique nationaliste par plusieurs paramètres. Les revendications territoriales, ou autres, sont quasi absentes des crises identitaires qui, par ailleurs, se caractérisent par une dramatisation telle que les acteurs en perdent tout contact avec le réel. Toute rationalité se dilue dans les bruits organiques des entrailles, dans les convulsions des organes. Tout dialogue est rendu vain parce que tout discours se transforme en imprécations agressives. La maladie est toujours une pathologie de psychologie collective. Elle a son siège dans l’imaginaire des peuples mais, surtout, dans leur perception du temps et de l’histoire.
Au pays de l’identitaire, le présent n’est que la répétition inlassable du passé. La temporalité n’ouvre plus le devenir car le futur n’est pas perçu comme le lieu de tous les possibles. Nulle liberté ne trouve refuge en ces lieux. Dans l’abîme des entrailles identitaires, le mot identité est problématique dès qu’il émerge de l’essence de la collectivité à laquelle il se rapporte. La victime ne se perçoit que comme émanation de cette essence fantasmatique. L’identitaire fait mal, très mal, d’autant plus mal que les douleurs qu’il provoque sont infiniment plus corrosives que le vinaigre. Elles raidissent l’âme. Elles figent la mimique dans un ensemble de rictus qui n’ont rien à voir avec le sourire de l’homme. Les douleurs du cancer confèrent souvent au regard du patient une allure de bête aux abois. Ce n’est pas le cas de la maladie identitaire où, au contraire, le regard brille d’un éclat surprenant, celui d’étincelles qui jaillissent des yeux du malade comme autant de flammes.
La victime de l’identitaire est un être qui souffre en permanence parce que nul remède ne peut le soulager. Tout se passe comme si la maladie entraînait chez sa victime le rejet de toute « individuation », ce qui aboutit à l’émergence d’un thème pernicieux : la haine de soi. L’identitaire ne peut imposer ses ravages qu’au prix de cette haine qui est refoulée et renvoyée vers un « autre » choisi comme bouc émissaire. La maladie fragilise sa victime qui ne dispose que de quelques maigres moyens de défense, toujours les mêmes. Son ego se gonfle comme une bulle et cette hypercompensation narcissique collective joue le rôle d’un anticorps à l’égard du danger réel ou supposé. « Tout mouvement identitaire pratique une sorte de démarche intemporelle qui fixe l’histoire de la communauté ou de la collectivité dans une espèce d’essence éternelle » (F. Thual). La réécriture de l’histoire, sur le mode victimaire, est le signe par excellence de la maladie. Le dénominateur commun de ces crises mortifères est un récit où les péripéties légendaires se déroulent non dans un temps mythique, mais dans un temps historique.
Il y a d’abord une sorte d’état idéal, un âge d’or ; la sainte Russie, ou l’État musulman de Médine, ou le royaume polono-lithuanien, ou l’épopée supposée de la phénicianité, l’harmonie parfaite de la société chiite etc. Survient alors un élément étranger qui brise la pureté cristalline de cet État : invasion étrangère, religion rivale, conquête ennemie. Dans un troisième temps, il appartient aux victimes de restaurer l’état primitif de leur communauté en détruisant la menace de l’agresseur réel ou supposé. La maladie identitaire est avant tout une maladie d’intellectuels qui réécrivent l’histoire sur le mode victimaire. Prennent alors le relais les diasporas et les clergés qui amplifient le phénomène. Mais ce dernier ne pourrait se répandre que dans deux conditions prérequises : la faiblesse de l’État et l’instabilité des conditions économiques.
Dans le Liban et le Moyen-Orient d’aujourd’hui, le musulman sunnite joue merveilleusement le rôle de cet élément perturbateur à l’égard de toutes les identités collectives non sunnites. Il suffit d’écouter le discours de la propagande du Baas syrien à l’égard du soulèvement du peuple syrien. Il suffit d’entendre les fameuses craintes et appréhensions qu’expriment les chefs de telle ou telle communauté religieuse quant à l’avenir. La crainte de l’inconnu recroqueville les victimes sur elles-mêmes, comme tous les grands malades.
Les récents propos du patriarche maronite Béchara Raï en France illustrent de manière exemplaire, non une opinion politique, mais une position identitaire. Sa Béatitude s’est plus exprimé en représentant d’une identité collective qu’en citoyen d’une patrie donnée, le Liban. Ce court-circuit de la vie publique, en termes politiques, constitue une position à très hauts risques pour un pays qu’on ne cesse de célébrer comme modèle du vivre-ensemble de toutes les diversités.
Les propos du patriarche maronite marquent une rupture historique relative car ils pourraient être exploités de sorte à faire courir à l’identité nationale libanaise, dont Bkerké est le parrain historique et la référence morale, plusieurs ordres de risques :
– La cohésion intracommunautaire maronite et chrétienne. Les propos du patriarche ne sont pas de nature à diminuer les clivages interchrétiens, mais plutôt à les radicaliser.
– La cohésion intercommunautaire libanaise. De par ses prises de position, le patriarche Raï pourrait se mettre à dos la communauté sunnite, ce qui risquerait de déstabiliser le « Liban-message » si cher à Sa Sainteté Jean-Paul II. Ce repositionnement identitaire de Bkerké recroqueville l’Église maronite sur elle-même et pourrait la mettre en position de rivalité avec d’autres juridictions ecclésiastiques.
– Le dialogue islamo-chrétien et intermusulman. En paraissant assumer le discours de « l’alliance des minorités », le patriarche Raï semble ostraciser, malgré lui, les sunnites et prendre fait et cause pour les chiites dans leur rivalité avec leurs coreligionnaires. De ce fait, il transformerait les chrétiens en cohorte auxiliaire des chiites. Cela entraîne ipso facto une aliénation des chrétiens du Levant par rapport à la culture arabe dont ils ont été, jusqu’à présent, des pionniers avant-gardistes. Les chrétiens d’Orient ne seraient plus, désormais, en mesure de jeter des passerelles entre les cultures, leur principale préoccupation étant leur survie numérique à n’importe quel prix.
– La vision chrétienne en matière de droits de l’homme. Quelle que soit la lecture qu’on effectue, les déclarations du patriarche Raï transforment les chrétiens en clients obligés des dictatures, soucieux de la protection du plus fort au prix de leurs libertés politiques et au prix de leur indifférence à l’égard des droits fondamentaux de la personne humaine dont la dignité inaliénable est quotidiennement foulée aux pieds de régimes répressifs, notamment syrien, et que les nations du monde ostracisent.
– Les options géopolitiques. La position française, dans la foulée immédiate de la visite du patriarche Raï, révèle au grand jour le risque de «distanciation » avec l’Europe et l’Occident, ce qui constitue un saut dans l’inconnu pour la tradition de l’Église maronite et, par conséquent, pour toute la présence chrétienne en Orient.
Sans ce lien culturel permanent avec l’Occident et le monde, quel serait le sort des chrétiens en Orient sinon d’être une sorte de poulailler protégé par la puissance du néo-empire perse qui monte et dont la stratégie antiarabe s’appuierait, notamment, sur une hypothétique alliance des minorités ? Mais alors qui est l’ennemi commun de ces entités alliées entre elles ?
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* Beyrouth
ُEn un mot:
Rai a tout faux. Diagnostic tout à fait juste!