L’Antiochène, l’Apamène, la Palmyrène, la Cyrrhestique, tels étaient les noms de ces provinces de la Syrie hellénistique puis romano-byzantine qui, aujourd’hui, sont au cœur de l’actualité sanglante où on voit un régime en perte de vitesse se livrer, à qui mieux mieux, au massacre de sa propre population tout en faisant croire qu’il s’agit là d’un complot ourdi contre une Syrie forteresse de la laïcité, de la tolérance et de quelques autres slogans futiles. Pour ce faire, ce régime se sert, pour sa propagande interne et externe, de ces minorités religieuses qui s’imaginent que le camp de concentration de la famille régnante en Syrie est un paradis comparé à un éventuel enfer salafiste que leur prépareraient les « bandes » armés de l’Islam sunnite. Le régime syrien, ainsi que celui des mollahs de Téhéran et leurs accessoires du Liban, passent leur temps à agiter des épouvantails face aux troupeaux minoritaires afin d’entretenir cette peur panique qui permet aux régimes tyranniques irano-syriens de mieux dominer ces instruments de propagande.
Ces minorités sont, sans exception, piégées par la maladie identitaire et le complexe minoritaire dont la vulgarité s’étale sous nos yeux incrédules. On aura tout vu en la matière. Des religieuses médiatiques qui se pâment d’amour en chantant les qualités du dictateur syrien, aux petits curés et autres religieux, usant d’un français appris sagement sur les bancs de l’école coloniale, qui apostrophent l’Occident lui reprochant de condamner la Syrie d’Assad qu’ils présentent comme étant une sorte de bastion « croisé » contre le fanatisme sunnite. Et que dire de ces patriarches d’Antioche et de tout l’Orient ? Ils sont cinq à se disputer la légitimité historique d’un tel titre. Quatre d’entre eux avaient clairement et publiquement accordé leur appui au régime des tueurs. Aucun n’a daigné user de sa qualité pour exprimer la moindre pitié, le moindre sentiment de miséricorde chrétienne à l’égard des victimes de la répression. Tous ces chefs d’églises, ou plutôt ces chefs de bandes religieuses car il est difficile de croire que c’est l’Esprit Saint qui inspire ces hommes, n’ont fait qu’évoquer la pérennité du régime en place. Est-il nécessaire de préciser qu’il s’agit d’un des derniers régimes staliniens encore en exercice. Même l’église russe, du temps des soviets, n’a pas osé prendre de telles positions malgré la compromission honteuse de son magistère avec le KGB.
Pauvre Antioche. Ville unique, une des perles de la Méditerranée dans l’Antiquité ; capitale de l’ancien diocèse civil d’Orient (Anatolis/Machreq), ville au nom magique, célèbre pour l’exceptionnel douceur de son climat, l’exquise sociabilité de sa population, leur sens de l’urbanité et de la civilité mais aussi leur caractère frondeur. Le rhéteur Libanios, qui refusa de se convertir au christianisme mais qui fut le maître de Saint Jean Chrysostome, parle de sa ville comme un amant parle de sa bien-aimée. Antioche-sur-l’Oronte, Antioche-de-Syrie, Antioche-près-de-Daphné etc. Dans son Antiochikos, Libanios décrit sa ville bien-aimée et, pour dire la tolérance, la bonhomie, le caractère bon-enfant du mode de vie de sa population, il use d’un terme intraduisible : kekarismenon, qu’on pourrait rendre par « la plus grande douceur de vivre ». Lisant l’Antiochikos, on a l’impression que Libanios décrit Beyrouth et le Liban contemporains. Aujourd’hui, Antioche-sur-l’Oronte est en Turquie par la volonté de la France qui donna l’ancienne capitale du Levant à Mustapha Kemal en 1939. Mais l’esprit frondeur d’Antioche, son caractère bon-enfant, son ouverture, sa tolérance et son exceptionnelle liberté brouillonne demeurent vivaces sur les rivages du Mont-Liban. Antioche s’appelle aujourd’hui Beyrouth. Qu’on le veuille ou non, la spécificité du Liban réside dans le fait que ce pays a su protéger, sans le savoir, ce vieux patrimoine qui nous vient de si loin.
C’est pourquoi, des cinq patriarches dits « d’Antioche et de tout l’Orient », seul le maronite représente une symbolique exceptionnelle. Le locataire de Bkerké a la chance inouïe de résider au Liban, c’est-à-dire d’être le seul et unique patriarche antiochien qui dispose d’un espace de liberté dont tous ses collègues et rivaux sont privés. Le locataire de Bkerké est, en principe, le seul qui peut se comporter en homme libre et non en dhimmi servile aux ordres du régime politique en place. Le locataire de Bkerké, en tant que manifestation de cette liberté chrétienne, n’est pas seulement un symbole maronite car il dépasse de loin les limites étroites de cette communauté. En tant que symbole de liberté, le locataire de Bkerké bénéficie d’une autorité morale que nul autre prélat de l’Orient ne possède ; depuis les bords du Nil jusqu’aux rivages de l’Indus. La présence chrétienne en Orient a pour colonne vertébrale le Mont-Liban à cause justement de cette liberté que les différents locataires de Bkerké ont su préserver contrairement à leurs autres collègues antiochiens.
Tout ceci appartient dorénavant au passé après les prises de position officielles et publiques du nouveau chef de la communauté maronite, le patriarche Raï. Certes, il a déploré les morts en Syrie ce qui est une position morale toute à son honneur. Mais il s’est mêlé de politique syrienne et a assumé, en tant que Patriarche d’Antioche des maronites, le rôle peu glorieux de relais de la propagande du régime baasiste en demandant un délai de grâce au dictateur sanguinaire au moment où le régime de ce dernier est à l’agonie et se trouve ostracisé par les nations du monde. Il lui appartient, au nom l’honneur de tous les chrétiens du Proche et du Moyen Orient, de s’expliquer publiquement au risque de passer pour le fossoyeur de la dignité chrétienne et de voir l’histoire l’accuser d’avoir mis fin, de son plein gré ou sous la contrainte, à la liberté de tous ceux qui se réclament du vieux patrimoine d’Antioche-sur-l’Oronte.
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* Beyrouth