Le régime syrien excelle à se donner des rôles. Il a en effet besoin de démontrer à l’opinion publique intérieure comme à la communauté internationale qu’il est « indispensable » aux équilibres régionaux, à défaut de contribuer à la paix régionale.
Installé à la tête de ce régime, en juillet 2000, par un coup d’état constitutionnel – l’amendement de l’article 83 fixant à 40 ans l’âge minimum d’accession à la magistrature suprême, ramené à 34 ans en un éclair pour permettre l’accession au pouvoir de celui que le défunt « président éternel » Hafez Al Assad avait désigné comme son successeur – Bachar Al Assad s’est efforcé, au cours de ses dix premières années de pouvoir, de se forger une image. A l’intérieur et face aux opinions arabes, il a tenté de se faire passer simultanément pour le champion de la résistance aux projets israéliens, le héraut du refus des injonctions néo-impérialistes, le porte-parole des fiertés et dignités arabes, l’ultime protecteur des Palestiniens aspirant à la reconnaissance de leurs droits spoliés, etc… Face aux Etats occidentaux, publiquement soucieux de la survie des communautés chrétiennes de la région menacées de disparition, et plus discrètement engagés dans la défense des intérêts légitimes comme des agissements les moins admissibles de l’Etat d’Israël, il a veillé, comme son père avant lui, à faire oublier que la politique du régime, officiellement laïque, reposait en réalité sur des bases éminemment confessionnelles, de manière à se présenter en « protecteur des minorités ».
Au cours des années écoulées, Bachar Al Assad a ainsi mis en scène la cohabitation sans nuage, à l’ombre du Parti Baath, des multiples confessions – mais non celle des diverses ethnies… – qui composent la société syrienne et qui lui donnent son incomparable richesse. Rares sont les délégations d’académiciens, de parlementaires, de lobbyistes occidentaux à avoir échappé, lors de leurs visites en Syrie, au rite de la rencontre avec un panel de dignitaires religieux, soigneusement choisis au sein des différentes communautés musulmanes et chrétiennes. On peut comprendre que ces délégations n’aient pas trouvé à s’étonner de l’absence, parmi leurs interlocuteurs, d’un représentant de la communauté juive syrienne, aujourd’hui réduite à sa plus simple expression, et avec qui, pour ménager certaines susceptibilités, les rencontres sont toujours entourées d’une grande discrétion. On comprend moins que ces délégations ne se soient jamais étonnées du fait que, dans ce pays « laïc », leurs interlocuteurs privilégiés étaient des religieux et non pas des responsables, si ce n’est de partis politiques d’opposition, du moins de formations cooptées par le « parti dirigeant de l’Etat et de la société » pour offrir l’illusion du multipartisme en Syrie. Quoi qu’il en soit, la mission des dignitaires religieux désignés par le régime pour ces entretiens n’était pas de tresser les louanges du pouvoir qui les avait convoqués, au Complexe Ahmed Kaftaro ou au monastère de Mar Moussa de préférence. Plus subtilement, elle était de démontrer aux visiteurs, par leur attitude et par leurs propos, « la profondeur de la fraternité et de l’amour » qui, grâce aux efforts du régime et du chef de l’Etat, régnait partout en Syrie, entre eux-mêmes et leurs ouailles.
Il est grand temps de montrer ou de redire ce qu’il en est de la « protection des minorités » par le pouvoir syrien. Ce rappel s’adresse à ceux qui, fermant les yeux sur les crimes commis au quotidien contre la population syrienne dans son ensemble, continuent de plaider pour le maintien du régime en place, sous le prétexte qu’il serait seul en mesure de garantir la pérennité, dans des conditions décentes, non seulement des minorités confessionnelles dans son pays, mais également des chrétiens partout dans la région. Il s’adresse également à ceux qui parent ce régime de toutes les vertus, et qui sont prêts à fermer les yeux sur l’appartenance de la majorité des victimes à la majorité sunnite de la population, implicitement considérée comme favorable aux Frères Musulmans, si ce n’est gagnée à la cause de prétendus « groupes terroristes islamiques armés », dont on a naguère rappelé qu’ils faisaient davantage le jeu du régime que celui de la contestation.
Il est remarquable que ceux qui évoquent la situation plus que dangereuse dans laquelle se retrouveraient les minorités en cas de disparition du régime syrien – comme le député franco-libanais Nabil Nicolas, proche du général Michel Aoun, déclarant (le 23 mai 2011) sur la chaîne Al Manar du Hizbollah que « la chute du régime syrien signifierait l’élimination des minorités de la région », ni plus, ni moins… -, évitent pudiquement de désigner contre qui ce régime « protège » les minorités et « garantit leur avenir ». Faisons-le donc pour eux et nommons l’ennemi, la menace et le danger : la communauté sunnite majoritaire en Syrie. Il n’est pas difficile de donner du crédit à une telle affirmation. Il suffit de forcer le trait et de s’arranger pour présenter cette communauté comme liée d’une manière ou d’une autre aux ennemis déclarés du régime syrien : les Frères Musulmans et les organisations islamistes radicales. Peu importe que les premiers nommés aient été éradiqués en Syrie et que, condamnés à mort depuis 1980, ils n’y comptent plus aucun adhérent. Peu importe qu’ils aient dit et répété, depuis le début des années 2000, pour ne pas remonter au-delà, qu’ils avaient eu tort, dans les années 1970-1980, de se lancer dans la partie de bras de fer que leur proposait alors le pouvoir et qu’ils avaient définitivement renoncé à la violence. Peu importe qu’ils affirment, depuis le début de la contestation en Syrie qu’ils n’en sont pas à l’origine et que, s’ils l’approuvent et la soutiennent, ils ne la conduisent pas et ne la contrôlent pas. Peu importe que l’existence et l’autonomie des organisations islamistes radicales par rapport au pouvoir soient entourées en Syrie de bien des interrogations. Peu importe qu’aucun témoin impartial n’ait été en mesure de confirmer leur présence dans les manifestations en Syrie. Peu importe qu’elles n’aient jamais publié un seul communiqué revendiquant leurs opérations ou annonçant leur intention de mettre en application un programme qui apparenterait bientôt ce pays à l’Arabie Saoudite.
Des « terroristes » en arme près de Jisr al-Choughour
En réalité, ce qui inquiète les amis du régime syrien c’est la possibilité que le pouvoir perde sa forme actuelle, et qu’il échappe à la famille Al Assad. Issue de la communauté alaouite minoritaire, celle-ci s’est arrangée pour édifier autour d’elle une sorte de ceinture de sécurité dans laquelle elle a regroupé, face à la communauté majoritaire privée de toute emprise sur la vie politique, l’ensemble des minorités. La question n’a rien de religieux. Elle est bassement utilitaire. Contrairement à ce que la propagande du régime colporte, y compris avec le relais d’une religieuse chrétienne contrainte de rembourser d’une manière ou d’une autre les multiples passe-droits dont elle a bénéficié de la part des autorités syriennes, personne ne songe en Syrie à chasser les chrétiens vers Beyrouth, à mettre au tombeau les alaouites, à exterminer les ismaéliens, à éradiquer les druzes, les baha’is ou les yézidis. En revanche, beaucoup, dans l’ensemble des communautés, et en particulier dans la communauté sunnite puisqu’elle est à la fois majoritaire et marginalisée, veulent en finir avec un système qui n’est pas bâti sur des principes politiques, mais sur des ambitions strictement familiales, permettant à une variante locale de la famille Corleone de confisquer le pouvoir depuis plus de 40 ans, d’en gérer la sécurité au mieux de ses seuls intérêts et de capter à son profit l’essentiel des ressources économiques du pays.
Des travaux savants, comme ceux de l’ambassadeur hollandais Nikolaos Van Dam (The Struggle for Power in Syria: Sectarianism, Regionalism and Tribalism in Politics, 1961–1994), ou de l’universitaire irakien Hanna Batatu (Syria’s Peasantry, the Descendants of its Lesser Rural Notables, and Their Politics) ont expliqué depuis longtemps comment le pouvoir a échu en Syrie, au tournant des années 1960-1970, entre les mains d’un groupe de militaires appartenant à la communauté alaouite, et comment ils se sont arrangés pour en conserver le monopole. La lutte pour le pouvoir a eu deux volets : au plan politique, elle a vu le Parti Baath se débarrasser progressivement des autres formations politiques, en particulier le Parti de l’Union Socialiste Arabe (nassérien), avec lequel il avait mené, en 1963, le premier coup d’état ; au niveau social, elle a vu la communauté alaouite traversée, en 1970, par une lutte intestine entre les partisans de Hafez Al Assad et de Salah Jadid pour la dévolution ultime du pouvoir, une fois les représentants des autres communautés définitivement asservis ou mis à l’écart.
Sous le couvert du Parti Baath, qui établissait son contrôle sur les travailleurs et les paysans, les militaires alaouites ont cherché à fédérer autour d’eux des représentants de toutes les autres communautés, restreignant leur choix à ceux qui, renonçant à contester l’accaparement du pouvoir réel par des membres issus d’une minorité, étaient prêts à jouer le rôle de comparses et à se contenter d’assumer des fonctions dans le pouvoir virtuel. Les crises successives – la guerre d’octobre 1973, l’entrée des troupes syriennes au Liban en 1976, le mouvement de contestation du Parti Baath du début des années 1980, la lutte armée avec les Frères Musulmans en 1982… – n’ont rien modifié à cette situation, bien au contraire. Ce n’est pas parce que des sunnites ont occupé et occupent encore des postes de grande visibilité – la vice-présidence de la République (Abdel-Halim Khaddam, de 1985 à 2005, puis Farouq Al Chareh et Najah Al Attar, jusqu’à ce jour), la direction du conseil des ministres (Abdel-Raouf Al Kasm, Mahmoud Al Zoubi, Moustapha Miro, Naji Otri, Adel Safar), le perchoir de l’Assemblée du Peuple (Abdel-Qader Qaddoura, Mahmoud Al Abrach), la fonction de Chef d’Etat-major… devenu un tremplin pour le portefeuille de ministre de la Défense (Moustapha Tlass, Hasan Tourkmani) – qu’ils ont pesé et qu’ils pèsent de quelque manière dans la vie politique. Les alaouites, qui monopolisent le pouvoir réel, grâce au contrôle et au noyautage par des membres de leur communauté des services de sécurité, des unités d’élite de l’Armée et de la Garde Républicaine, attendent de ces faire-valoir, comme des intellectuels, des hommes de religion et des hommes d’affaires de leurs communautés, qu’ils fassent nombre autour d’eux et qu’ils contribuent, comme le Front National Progressiste dans la vie politique, à offrir l’apparence d’un système syrien ouvert et pluraliste.
Pour convaincre les uns et les autres de se rallier à lui, sous Hafez Al Assad comme sous Bachar Al Assad, le régime a recours à divers moyens et subterfuges : l’idéologie pour les uns, l’intérêt matériel pour d’autres, l’aspiration à la reconnaissance et aux honneurs pour quelques uns, la méfiance si ce n’est la peur des autres communautés pour tous… Les sunnites, qui représentent, arabes et kurdes réunis, entre 75 et 80 % la masse de la population, sont devenus un épouvantail utile dans cette tentative de rassemblement des minorités. Surtout après les événements sanglants de la fin des années 1970 et du début des années 1980. La propagande du régime a alors consisté à opposer à toute demande d’ouverture politique la perspective d’une arrivée au pouvoir des Frères Musulmans, fanatiques, sanguinaires, rétrogrades, traitres à leur pays, vendus à l’Occident… Mais, vis-à-vis de ceux qui refusaient de se laisser tromper, séduire et finalement coopter par lui, le régime n’a pas craint d’utiliser les armes réservés à ses « ennemis » politiques : la menace, le chantage et finalement les sanctions.
Tout en affirmant « protéger » les minorités, le régime syrien n’éprouve aucune gêne à sévir contre les membres de ces mêmes minorités qui refusent de se comporter à son égard en « dhimmi-s » politiques, autrement dit en « protégés », et qui réclament d’être traités, eux et tous les autres Syriens, en citoyens libres, égaux en droits et en devoirs. Faut-il rappeler, pour ne prendre qu’un exemple, que les Assyriens, qui ont jadis donné leur nom à la Syrie et qui, entre Syriaques et Chaldéens, y comptent près d’un million d’âmes, y sont aussi brimés que les Kurdes, les Arméniens ou les Tcherkesses, dans leurs revendications « nationales » qui n’ont rien de séparatistes ? Ils n’ont le droit ni de parler leur langue hors de leurs églises, ni de l’enseigner, ni de l’utiliser pour imprimer des journaux, ni de bénéficier de programmes de radios ou de télévisions dans leur langue, ni d’arborer leur drapeau « national », ni de célébrer leurs festivités… Faut-il rappeler que leur principal mouvement, l’Organisation Démocratique Assyrienne (ODA), a eu, dans la Syrie baathiste, une histoire mouvementée, parsemée de prisonniers politiques et de martyrs ? Faut-il rappeler qu’ils ne se reconnaissent nullement dans « l’Assyrien de service », Saïd Ilya, « élu » dans les conditions habituelles – c’est-à-dire « nommé » – au Commandement Régional du Parti Baath, lors de son 10ème congrès de juin 2005, pour faire croire que les Assyriens de Syrie, l’ensemble des chrétiens de ce pays et les habitants du gouvernorat de Hassakeh disposaient d’une voix au sein de la plus haute instance du parti réputé diriger l’Etat et la société ? Faut-il rappeler que, depuis le début des troubles, une douzaine de cadres dirigeants de l’ODA ont été emprisonnés parce qu’ils participaient aux manifestations, et qu’ils réclamaient de ce « régime-qui-protège-les-minorités » qu’il modifie son comportement vis-à-vis de l’ensemble de la population, qu’il lui accorde les libertés figurant en toutes lettres dans la Constitution et qu’il renonce à monopoliser le pouvoir?
On pourrait en dire beaucoup sur les conditions faites à chacune des multiples communautés confessionnelles qui composent la Syrie. Elles sont toutes « protégées » de la même manière, avec la même brutalité que l’on voit à l’œuvre depuis le début du mouvement de contestation de la part des militaires et des moukhabarat accourus « au-secours-des-populations-en-butte-aux-islamistes-radicaux » à Daraa, Jisr al Choughour ou Maaret al Numan. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les alaouites ne sont pas mieux lotis à ce niveau que les autres. Du moins ceux d’entre eux qui refusent de faire allégeance au régime de Bachar Al Assad. Les uns parce qu’ils n’ont pas pardonné à Hafez Al Assad son comportement vis-à-vis de Salah Jadid, décédé en 1993 dans la prison où il avait été jeté en 1970. D’autres parce qu’ils n’ont toujours pas avalé la transmission dynastique du pouvoir et l’installation à la tête de l’Etat d’un jeune homme sans expérience, dont le seul atout était d’être « le fils de son père ». D’autres encore parce que leurs sympathies sont situées plus à gauche que le « socialisme de la mamelle » du Parti Baath. Beaucoup enfin parce qu’ils n’ont jamais retiré le moindre profit, dans les villes, mais surtout dans les villages et les campagnes, de la monopolisation du pouvoir en Syrie, depuis près de 50 ans, par des membres de leur communauté. Leur situation est peu enviable. Ceux qui se taisent, s’abstiennent de critiquer le régime et supportent en silence les exactions des chabbihas, dont la particularité avant les événements était de s’en prendre de préférence aux membres de leur propre communauté, ne risquent pas grand-chose. Mais ceux qui se rebellent contre l’accaparement du pouvoir et qui dénoncent la volonté du régime de mettre tous les alaouites de son côté, en cherchant à leur faire croire qu’ils sont menacés et qu’ils seront exterminés au cas où il serait amené à disparaître, sont victimes d’une double peine. Sanctionnés pour leur refus de se plier à l’ordre en place, ils le sont aussi pour leur « trahison » à l’égard de leur communauté.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Bachar Al Assad, on ne compte plus les membres de communautés minoritaires qui ont été jetés ou qui, déjà détenus du temps de son père, ont été remis en prison pour des séjours plus ou moins longs. D’une manière ou d’une autre, leur faute est unique. Elle est toujours la même : en réclamant la démocratie au régime, ils laissent clairement entendre, quand ils ne l’écrivent pas, qu’ils font davantage confiance à la démocratie qu’au régime pour assurer leur protection et celle de tous les autres citoyens Syriens. Aucun d’entre eux ne se bat au nom ou dans l’intérêt de la communauté à laquelle il appartient, mais au nom et dans l’intérêt de tous les Syriens qui considèrent que, aussi imparfaite soit-elle, la démocratie doit être préférée, en Syrie comme ailleurs, à n’importe quel système prétendant assurer, et garantissant de fait pour autant qu’il y trouve son intérêt, la « protection des minorités ».
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