Ce qui s’est passé dimanche à Hama a, enfin!, suscité la réaction indignée de la plupart des Pays européens et des USA. Il a fallu ce massacre de plus de 100 personnes non belliqueuses pour que l’Occident se réveille ! Il n’est jamais trop tard pour bien faire: espérons que ce changement de politique arrête la violence exercée par le pouvoir syrien contre son propre peuple. Pourtant, le président Bachar al-Assad avait fini par reconnaître le 20 juin la légitimité de certaines revendications, mais par la suite il n’y eut que des promesses sans effet. Et les morts d’innocents ont continué, que l’on estime à quelque 2000 personnes, y compris ceux qui ont été torturés.
1. Que se passe-t-il en Syrie, et pourquoi cette révolution ?
1. Certains répondent que tout cela est fomenté par les islamistes ou les Frères Musulmans venus de Jordanie ou d’ailleurs, qui, profitant du climat général du monde arabe, veulent renverser le régime des Assad et islamiser le pays. Cette lecture vient souvent des chrétiens, qui redoutent effectivement un changement de régime qui risquerait de jouer contre eux. La neutralité religieuse garantie par l’actuel régime les rassure, même s’ils reconnaissent que ce régime est loin d’être rassurant. Mais c’est un mal mineur.
2. D’autres accusent Israël de fomenter ces troubles. C’est la théorie classique du « complot israélo-américain », chère à beaucoup de gens, parce que commode et simpliste. Et l’on oublie que la Syrie est ennemi d’Israël en paroles, mais son allié le plus solide dans la réalité et qu’elle n’a jamais rien fait, depuis près de 40 ans, pour récupérer le Golan qui lui a été volé. Les deux incidents récents du 15 mai (commémoraison de la guerre de 1948) et du 6 juin (commémoraison de la guerre de 1967), deux défaites cuisantes des Palestiniens, où des Palestiniens ont été tués parce qu’ils entraient dans le Golan, n’ont suscité aucune réaction de l’Etat syrien !
En réalité, le peuple Syrien dans sa majorité (à l’exception de ceux qui profitent de ce régime) n’en peut plus. Ils sont las de voir leurs revendications négligées et surtout leurs droits les plus élémentaires, la liberté de s’exprimer, bafoués. Encouragées par les évènements de Tunisie et d’Egypte, les foules syriennes sont descendues dans la rue pour réclamer ces droits. Contrairement à ces deux pays, où les gouvernants étaient essentiellement des profiteurs, ils se sont trouvés face à des responsables cruels et habiles dans le mal. Tandis que l’armée protégeait les manifestants en Egypte, elle les attaquait en Syrie, où ne domine qu’un parti le Baath (parti fantoche en réalité, car c’est la famille Assad et ses alliés qui domine). Il n’y a point de parti d’opposition et pas davantage une presse indépendante. De plus, depuis février 1982 (massacre des FM à Hama), ce sont les services de renseignements qui contrôlent le pays.
A l’arrivée de Bachar al-Assad en juillet 2000, un vent d’espoir souffle sur la Syrie et des groupes politiques se reforment. Mais tout retombe en septembre 2001 quand les principaux animateurs de ce mouvement sont condamnés à 5 ans de prison et l’un d’entre eux à 10 ans. Les tentatives de réorganiser l’opposition avortent. Nouvel espoir en octobre 2005, où l’opposition propose une réforme progressive. Mais en décembre 2007, les chefs du mouvement sont arrêtés et condamnés à deux ans et demi de prison, tandis que ceux qui proposent une révision des relations avec le Liban sont eux aussi condamnés. De même, les défenseurs des Droits de l’Homme sont enfermés, notamment Anwar al-Bunni, Mohannad al-Hasani et Haytham al-Maleh.
2. Le peuple syrien otage des services secrets (Mukhābarāt) et de la corruption généralisée
Dans les années 1980, les Mukhābarāt deviennent de plus en plus puissants. Ils se lient aux riches et puissants pour vivre à leur crochet. Ils menacent petits et grands pour profiter de petits ou grands bénéfices, terroriser la population et vivre en parasites. Aucune catégorie n’est épargnée. N’importe quelle démarche pour être agréée passe par eux qui en profitent. Hafez al-Assad les maintient au pouvoir puisqu’ils ne le menacent pas et lui obéissent. Son fils Bachar allègera les démarches vers 2005, du fait du mécontentement de la population qui ne fait qu’augmenter. Mais les Mukhābarāt continuent néanmoins leurs agissements, exploitant tout le monde et les menaçant. Personne ne les contrôle, pas même la Justice, et ils contrôlent tout le monde. Finalement, cela devient un groupe de type mafieux, qui n’hésite pas à user de brutalité et de mauvais traitements, sans parler des humiliations. Tout le monde risque la prison, sans possibilité réelle de se défendre.
Ce que pratique les Mukhābarāt est pratiqué également par la police, qui n’est certainement pas plus délicate dans ses comportements. Les douaniers profitent de leur pouvoir (si limité soit-il) pour obtenir de petits avantages ; ainsi, chaque fois que je passais du Liban en Syrie, les douaniers de service (car il y avait plusieurs contrôles) nous demandaient un paquet de pain ou un régime de bananes. Les militaires profitaient de leur pouvoir pour obtenir des avantages, ou faire travailler les plus jeunes pour leur intérêt personnel ou celui de leur famille. Même les médecins exploitaient leur situation pour vendre les médicaments coûteux sur le marché et fournir aux malades des substituts. Bref, toute personne ayant quelque autorité, tout fonctionnaire si novice soit-il, abusera de son pouvoir pour arrondir ses fins de mois ou améliorer sa condition. Et c’est ainsi que la corruption est devenue monnaie courante et s’est généralisée.
3. Un peuple assoiffé de liberté et de dignité, depuis des décennies
Dans ce contexte général de malaise grandissant, la révolte est apparue en Tunisie puis le 25 janvier en Egypte, entraînant la chute des deux présidents. Les Syriens n’en demandaient pas tant. Ils exigeaient un peu de justice, moins de brutalité, plus de liberté, mais ne remettaient pas en question le régime ni ne demandaient le départ du président.
Malheureusement, ni Bachar al-Assad, ni ses conseilleurs, n’ont réalisé ce qui se passait. Ils ont réagi comme l’Etat avait l’habitude de réagir, par la force et la violence. Mais cette fois le peuple n’a pas cédé : c’en était trop !
A Daraa, dans le sud, d’où est partie la révolte, des adolescents ont écrit sur les murs des slogans contre le Baath. On les a mis en prison, battus et torturés : brûlés avec des cigarettes sur leur sexe, ongles arrachés. L’un d’entre eux, Hamza Ali al-Khateeb, âgé de 13 ans, a été renvoyé aux parents mort et le sexe mutilé (voir la vidéo du 25 mai 2011). Tamer Mohammed al-Sharey, autre garçon de 14 ans, a été trouvé par sa mère le 8 juin dernier, mort après avoir été torturé. Pour le peuple, ce sont des « martyrs » qui ne seront jamais oubliés.
D’autres ont été arrêtés bien qu’ils n’aient pas manifesté, emportés dans un hôpital militaire, laissés pendant plusieurs jours nus et les yeux bandés, sans nourriture et régulièrement battus. Un ancien fonctionnaire syrien des services secrets, émigré aux USA, apprenant ce qui se passait, a commenté disant : « Ils le font pour le plaisir de torturer ! ». On estime à plus de 10 000 personnes ceux qui ont été arrêtés et brutalisés. Les cas d’arrestations et de tortures sont hélas devenus une banalité en Syrie.
Le régime a cherché à œuvrer dans le secret, en interdisant aux journalistes étrangers de rentrer dans le pays, en interdisant aux diplomates de s’éloigner de Damas, en bloquant les téléphones et autres moyens de communication. Cependant, il est heureusement impossible aujourd’hui de maintenir le secret absolu : tôt ou tard, tout se sait, grâce à l’internet et autres moyens de communication. La révolte ne peut plus être bloquée par la violence. Beaucoup de gens sont prêts à mourir plutôt que de laisser ce régime se maintenir.
Une loi autorisant la création de nouveaux partis politiques vient d’être émise la semaine dernière (25 juillet). Cela n’intéresse plus personne et nul n’y croit. Ce seront des partis fantoches et tout continuera comme avant : c’est ce que pensent les manifestants. On ne peut plus contenter le peuple syrien avec des promesses ou même avec de nouvelles lois. Le régime est visiblement discrédité. Le peuple veut établir lui-même ses lois, retrouver sa dignité de citoyen. Le peuple réclame des actes concrets : tout d’abord libérer les dizaines de milliers de détenus politiques, retirer l’armée, ôter tout pouvoir aux mukhābarāt, arrêter les francs-tireurs et autres malfaisants. Chaque jour qui passe ne fait qu’aggraver la situation. Ce peuple n’est pas révolutionnaire, il réclame justice, liberté et dignité, avant même le pain. Le gouvernement et son président sauront-ils lui accorder ce droit légitime et arrêter toute répression et toute violence ? L’Eglise et les chrétiens sauront-ils aussi être des artisans de paix et de non-violence, faire les options courageuses et difficiles qu’ils doivent faire, et témoigner du droit et de la justice ? Je pense que tous, gouvernants et peuple, ont besoin de notre soutien et non pas de notre silence.
* Le père jésuite Samir Khalil Samir est professeur d’islamologie et de la pensée arabe à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth) et au Pontificio Istituto Orientale (Rome).